Du propre aveu de son fils Chekib, Hédi Nouira rédigeait des notes personnelles et les détruisait aussitôt, refusant expressément d’écrire ses propres mémoires. La vie lui a servi le luxe de peser à vif, sur les évènements. Aux historiens de faire leur travail, laissait-t-il entendre par honnêteté intellectuelle.
Hédi Nouira, de retour
En attendant, c’est le quatrième art qui s’est lancé dans le travail. Sameh Mejri, cinéaste, a réalisé un documentaire biographique, un film de 50 minutes, sur sa vie, c’est-à-dire le parcours et l’œuvre du personnage. Elle l’a auréolé du qualificatif de “Leader discret” (Ezzaîm essamet).
L’Association Hédi Nouira, présidée par Ahmed El Karm, a organisé une première projection de ce documentaire, mercredi 25 janvier, à l’espace attenant à la BCT et qui porte son nom. Cela coïncide avec le 30ème anniversaire de son décès. Et brusquement, voilà Hédi Nouira qui réinvestit la scène politique nationale, laquelle est bien tourmentée, à l’heure actuelle.
Il est vrai que son portrait est le Gold Standard des qualités d’un homme d’Etat. Dans son speech introductif, Ahmed El Karm soutenait que les traits distinctifs du personnage constituent des vertus cardinales en politique. Il en est ainsi de son crédo pour un Etat fort et de son art de la gouvernance rigoureuse. Il le présentait comme un stratège, réformateur et bâtisseur, rappelant que Jacques Chancel, à l’issue d’une interview dans sa célèbre émission “Radioscopie” diffusée sur France Inter, l’a qualifié de “sage”, et Hédi Nouira de l’interrompre “Je suis tout simplement réaliste”.
Un parcours militant
Jeune étudiant en droit dans la capitale française, Hédi Nouira a rejoint le Néo Destour. Et à la demande du leader Habib Bourguiba, il a fondé la première cellule destourienne de France, à Paris. De retour au pays, il s’inscrit au barreau de Tunis et prend part aux épisodes historiques de la lutte nationale dont les évènements des 8 et 9 avril 1938.
Il connut les affres de la répression coloniale et fut arrêté pendant plusieurs années. Cela ne l’a pas dissuadé de poursuivre la lutte, notamment dans les colonnes de son journal “Mission“.
Le président Tahar Ben Ammar le prendra comme ministre du Commerce dans son premier gouvernement de 1954, lequel a conduit les négociations avec la France qui ont abouti, dans un premier temps, à l’autonomie interne. Une fois l’indépendance totale obtenue, il sera ministre des Finances dans le gouvernement de Habib Bourguiba, qui a succédé à Tahar Ben Ammar, lequel a rendu le tablier de sa propre initiative le 7 avril 1956.
Deux années plus tard, il (Hédi Nouira) aura la mission historique de mettre sur pied la Banque centrale de Tunisie et de mettre en circulation la monnaie nationale, le dinar, après que Bourguiba a décidé que la Tunisie se retire de la zone franc.
Sa gestion avisée conféra à l’institution un lustre sans pareil, la mettant sur la voie de l’indépendance par rapport à la politique gouvernementale. Et c’est avec un grand soulagement que l’opinion publique accueillit la nouvelle de sa désignation par le président Bourguiba et sur instigation de la première Dame, en qualité de Premier ministre, en 1970, en remplacement de Béhi Ladgham.
Dès son arrivée à La Kasbah, Hédi Nouira, entouré d’une équipe de choc, imprima à l’économie un tournant d’ouverture et de libéralisme, reconfigurant les circuits de l’investissement et du financement.
La fameuse loi 72-38
L’économie tunisienne de l’époque, tétanisée par des années d’immobilisme, se redressa et prit cap vers le décollage en renouant avec la croissance. La dynamique a bien pris. Un plan de reconfiguration de l’administration fut du meilleur effet. Et la création de l’API (Agence de promotion de l’industrie) avec la parution du Code des investissements a été à l’origine d’un redémarrage économique prometteur.
Ainsi en est-il de la loi 72–38 qui, en autorisant le secteur offshore, a séduit les IDE. Le pays prit option pour les PME-PMI et la recette de l’ouverture sur l’international a bien fonctionné. Un environnement de concorde sociale rétablissant le courant entre les partenaires sociaux, dont l’UGTT sous la direction de son célèbre SG, Habib Achour, a rythmé la marche du pays.
Ce fut ensuite le tour de loi 74-74, laquelle établissait le fameux agrément d’investissement, visa direct pour l’obtention du financement, pour les promoteurs de projets. A la faveur de ce mix, un effort de décollage a pris forme.
Cependant, le champ économique fut perturbé par l’interférence politique, invasive. Désigné comme successeur du président Bourguiba, Hédi Nouira fut durement challengé. D’une part, la dissidence de Ahmed Mestiri explosait la stabilité politique. Et les ambitions personnelles de Habib Achour pouvaient perturber la paix sociale. Ce scénario contrariant de combat des chefs a empoisonné l’ambiance dans le pays, et il s’en est suivi le drame de 1978. Cela a terni le bilan de Hédi Nouira, mettant à nu l’irruption des inégalités générées par une croissance non inclusive quelque peu altérée par un courant d’affairisme.
La gestion des relations internationales
Il faut rappeler que le contexte régional était bien agité durant la décennie 70, et le registre des relations internationales était sous tension continue. La Tunisie était bardée sur ses deux flans, est et ouest, par une certaine effervescence politique. La région était saisie d’une fièvre unioniste particulièrement véhiculée par le leader libyen, Mouammar Kadhafi.
La discipline économique induite par Hédi Nouira nous a valu un crédit auprès des pays du pourtour nord de la Méditerranée, et la notoriété du pays était confirmée sur la scène internationale. Ceci pour expliquer que la Tunisie était convoitée comme un partenaire idéal pour une expérience d’intégration à marche forcée. C’est ainsi qu’a été précipitée la tentative d’union avec la Libye en 1974, dans laquelle le président Bourguiba a été embarqué, par son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Mohamed Masmoudi.
Hédi Nouira absent du pays car en voyage officiel en Iran, s’employa dès son retour et à la demande du président Bourguiba, est-il dit dans le documentaire, à détricoter l’opération. Et le projet fut étouffé dans l’œuf. Et depuis, Moammar Kadhafi, froissé, contrarié et ce malgré les explications rationnelles exposées cherchera par tous les moyens à reprendre la main. Il a dans un premier temps planifié l’assassinat de Hédi Nouira, sans y parvenir.
Et en 1978 il a orchestré un raid armé contre la caserne de Gafsa, à l’effet de chercher à exploiter le détonateur des inégalités sociales et de soulever le peuple contre le régime en place. Cette deuxième tentative a coûté un AVC à Hédi Nouira qui provoqué son retrait de la vie politique son médecin traitant avait fait un bon mot à l’époque en déclarant que Hédi Nouira a été victime d’un accident de travail.
Hédi Nouira dans la mémoire des tunisiens
Quoique l’on puisse penser de l’œuvre de Hédi Nouira, le personnage transcende les faits matériels et son bilan économique reste mitigé. Quand la croissance n’est pas au service du développement, les inégalités continueront de miner le mental du pays. La percée économique est perceptible.
Cependant, le déficit de vision fut aggravé par un déficit d’ambition. Malgré tout, il a contribué à reconfigurer la physionomie du pays. Dans la mémoire collective, Hédi Nouira apparaît comme l’icône de ce qu’on peut appeler l’”élite tunisienne” et de son apport utile au progrès du pays. Son sérieux, sa rigueur et son sens de l’Etat lui confèrent une stature de commandeur.
Leader discret, peut-être, mais certainement pas effacé. Face à Bourguiba, il savait dire “JE” et parvenait à marquer son territoire. Il a gouverné en régent de la Tunisie.
Honnête homme, il ne s’est pas laissé tenter par le régicide et a été patriotiquement loyal. Réformateur décidé, point aventurier. Son souvenir réactive le portrait-robot de l’homme d’Etat, et le bon peuple le prend pour référentiel.
Et voilà que Hédi Nouira réinterfère dans le débat national.