« La Tunisie et les transitions énergétique, écologique et numérique en 2050 », tel est l’intitulé d’un séminaire programme, organise mardi 21 mars par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) et la KAS sous le haut patronage du président de la République à Dar Dhiafa.
« Les conflits politiques qu’a connus notre pays et les tensions ainsi que les forces multiples qui ont entravé leur résolution, nous ont convaincus que la condition préalable à toute réforme est la refondation du système politique afin de construire un État fort, capable de décider et d’imposer des réformes structurelles. Aucun sauvetage économique ou social durable ne peut être réalisé sans ce préalable… Nous sommes fermement convaincus que les études stratégiques partant d’une vision globale et prospective de laquelle peuvent émerger des solutions pratiques aux crises les plus importantes du pays pourraient contribuer à l’édification d’un nouveau modèle de développement économique et social », a déclaré Sami Ben Jannet, DG de l’ITES à l’ouverture du séminaire.
Trois interventions fort pertinentes, où tour à tour Mehdi Tej, directeur des études et des recherches à l’ITES sur la «Nouvelle économie mondiale et l’impératif des trois transitions», Adel Ben Youssef, économiste, sur la transition numérique en Tunisie à l’horizon 2050, et Noura Laroussi, consultante en stratégie, management et organisation, sur la transition énergétique et écologique à l’horizon 2050 établissent des diagnostics, identifient des pistes et formulent des propositions pour des politiques publiques innovantes à l’adresse d’une Tunisie dans laquelle le temps fut suspendu des décennies durant.
En ce mardi 21 mars, l’ITES a fourni une production originale de réflexion, d’analyse et de conseil dont les recommandations peuvent représenter la base de nouvelles stratégies pour l’Etat.
Mais avant tout, il y a péril en la demeure, et pour la Tunisie il y a urgence de se réveiller, de se ranimer et de se repositionner sur un échiquier politique et économique mondial volatile.
C’est ce qu’explique Mehdi Tej dans sa contribution : « Un monde et une économie fragmentée, regard géopolitique ». Il y brosse un tableau édifiant sur les conflits qui secouent le monde et qui trouvent leurs sources dans de grands enjeux financiers et économiques opposant une élite financière occidentale aspirant à sauvegarder son hégémonie et les élites chinoises, indiennes et émergentes rivales, leurs répercussions et leurs possibles évolutions.
Parlant de l’importance de la prospective aujourd’hui, Mehdi Tej cite Gaston Berger qui décrète : « Plus une voiture roule vite la nuit, plus les phares doivent porter loin ». Pour dire que la civilisation humaine aujourd’hui est comparable à une voiture qui roule de plus en plus vite sur une route inconnue lorsque la nuit est tombée.
la condition préalable à toute réforme est la refondation du système politique afin de construire un État fort, capable de décider et d’imposer des réformes structurelles
Il faut que ses phares portent pour regarder au loin et avancer.
La prospective pour dessiner les nouvelles politiques publiques « L’avenir est la raison d’être du présent », c’est aussi une citation de Berger pour expliquer que le futur n’est rien d’autre que ce que nous faisons du présent. D’où l’importance pour un petit pays comme la Tunisie de saisir les enjeux du présent et ses complexités, tirer son épingle du jeu et sauvegarder ses intérêts.
Nous assistons aujourd’hui à de grands bouleversements à l’échelle planétaire dans un monde qui a vécu « trois ruptures majeures, explique M. Tej : la Covid-19, la guerre en Ukraine et la révolution numérique et digitale » conjuguées à l’apparition de nouveaux risques et à une mondialisation en cours de reconfiguration exacerbant les nationalismes.
Les rivalités entre les puissances occidentales se sont accrues et des pays comme la Russie et la Chine revendiquent un monde multipolaire menaçant ainsi la suprématie américaine et commençant à contester la primauté du dollar. « Suite au G20, un nouveau concept est en gestation : le triangle stratégique de D. Suslov constitué des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine ».
Il y a péril en la demeure, et pour la Tunisie il y a urgence de se réveiller, de se ranimer et de se repositionner sur un échiquier politique et économique mondial volatile
Et la Tunisie dans tout cela ?
Pour Mehdi Tej, la Tunisie doit saisir de manière approfondie les ressorts de la nouvelle économie conflictuelle justifiant une inflation élevée, voire une stagflation durable. « Il est indispensable d’appréhender les dessous non avoués des dynamiques à l’œuvre afin de s’en prémunir au mieux et de saisir les opportunités ».
Pour y parvenir, il faut veiller à ajuster tout le système productif et l’optimiser face au risque de récession structurelle et à « l’appel à la sobriété », mais aussi réduire la dépendance économique du pays. « En Europe, il y a 28 pays, pourquoi le plus gros des échanges économiques se fait avec seulement 4 pays ? Les opportunités existent, il faut juste les chercher ».
La Tunisie doit également entreprendre au plus tôt les transitions énergétique, écologique et numérique pour être intégrée dans la dynamique des nouvelles économies : numérique, énergétique et écologique. Il s’agit d’être plus efficace et résiliente tout en privilégiant une
agilité permettant de capter des IDE ciblés (eau, énergie, santé, numérique, climat, éducation et recherche, etc.) et stopper des hémorragies des compétences, notamment les médecins et les ingénieurs.
«Un investissement de 1,8 billion de dollars dans des systèmes d’alerte précoce, des infrastructures résilientes au changement climatique, une agriculture raisonnée et optimisée, des ressources en eau résilientes pourrait générer 7,1 billions de dollars grâce à une combinaison de coûts évités et une variété d’avantages sociaux et environnementaux », selon les Nations unies.
La Tunisie en profite-t-elle ? A-t-elle sollicité des fonds alors qu’elle souffre de stress hydrique ? Mehdi Tej parle de l’urgence de l’adaptation au changement climatique pour la Tunisie en usant des fonds mobilisables et en adoptant une stratégie intégrée et globale : « En tirer le meilleur parti ou subir ».
Le conférencier cite un document préparé par Systemiq, en collaboration avec le Forum économique mondial de Davos, qui estime que la mise en place d’une économie favorable à la nature pourrait représenter plus de 10 000 milliards de dollars par an à l’horizon 2030 en termes de nouvelles opportunités économiques ainsi que de coûts économiques évités.
D’autres fonds consacrés à pallier le changement climatique sont cités par Mehdi Tej. Le marché de l’adaptation au changement climatique serait évalué à 2 000 milliards de dollars par an à l’horizon 2026 (WEF) et dans les pays en développement, ils sont estimés à 300 milliards de dollars par an selon les Nations unies.
Il est indispensable d’appréhender les dessous non avoués des dynamiques à l’œuvre afin de s’en prémunir au mieux et de saisir les opportunités les plus pertinentes
Plaidoyer pour une nouvelle géopolitique
Pour Mehdi Tej, il est impératif aujourd’hui d’élaborer une stratégie globale dégageant des projets concrets pour la Tunisie s’insérant dans les agendas avoués et non avoués des véritables acteurs reconfigurant la mondialisation. Il s’agit de « jouer habilement des rivalités sans heurter nos partenaires traditionnels ».
Une multitude de fonds peuvent être sollicités par la Tunisie pour réaliser ses grands projets d’infrastructure. Rien que la BAD y consacre 130 à 170 milliards de dollars par an à l’Afrique. La Tunisie en a profité pour le réseau routier.
Les financements de la Chine sont aussi importants et Å“uvrent à consolider l’ambition de l’Empire du Milieu dans ses conquêtes commerciales à travers les routes de la Soie et le collier de perles. Elle y consacre 1 000 milliards de dollars d’investissements infrastructures et connectivité ; initialement : rêve chinois, « communauté de destin », projection planétaire, etc. Le projet risque d’être revu à la baisse et semble privilégier la digital silk road et la route de la soie verte.
L’Europe n’est pas en reste, et lance le « Global Gateway » pour concurrencer les routes de la soie chinoises, avec 300 milliards d’euros jusqu’en 2027 dont 150 milliards d’euros consacrés à l’Afrique, et une priorité accordée aux transitions numérique et écologique dans les transports, la santé, la recherche et l’éducation.
Les USA et d’autres pays du G7 ont lancé en juin 2021 l’initiative B3W (Build Back a Better World) en réponse à la route de la soie dont l’achèvement est prévue pour 2049, en réservant une enveloppe s’élevant à des centaines de milliards de dollars aux infrastructures et aux 3 transitions (écologique, numérique et énergétique).
« En juin 2022, précise Mehdi Tej, l’initiative est rebaptisée « Partenariat mondial pour les infrastructures » (Partnership for Global Infrastructure). Il s’agit de financer des projets dans les pays à revenu intermédiaire et faible à hauteur de 600 milliards de dollars à l’horizon 2027, dont les USA (200 milliards de dollars) avec pour priorité l’Afrique afin de contrer la Chine mais également l’influence croissante de la Russie ».
Le séminaire organisé par l’ITES et dont nous publierons la teneur des deux autres interventions dans les prochains jours, nous réconcilie avec une Tunisie qui pense, qui voit et qui vise loin.
Il faut espérer que ceux qui tiennent entre leurs mains le destin du pays en tiennent compte car « Une vision sans action n’est qu’une hallucination ».