Ali Harb, philosophe libanais qui se réclame de l’école dialectique du philosophe français Michel Foucault, a publié un ouvrage d’excellente facture sur l’impuissance et l’incapacité des élites intellectuelles arabes à se faire écouter par leurs compatriotes et à avoir un ancrage dans leurs propres sociétés.
Intitulé « les illusions de l’élite ou la critique des intellectuels », l’ouvrage d’expression arabe décortique le mental de la nukhba intellectuelle arabe et met à nu les illusions dans laquelle elle est enlisée. Ces mêmes illusions qui, par leur inadaptabilité à l’écosystème patrilinéaire et conservateur du monde arabe, empêchent les intellos arabes à faire correctement leur métier. Celui d’innover, d’ouvrir des voies nouvelles et d’y attirer leurs contemporains, par la force des idées, de l’exemple et de la persuasion.
L’auteur retient cinq principales chimères-illusions : l’élitisme, la liberté, l’identité, la conformité et la modernité.
Le narcissisme de l’intellectuel arabe
Concernant l’élitisme, Ali Harb estime que l’intellectuel arabe, par le sentiment de supériorité qu’il fait prévaloir par rapport à la masse, par son arrogance et son narcissisme, a dressé « un mur isolant » entre lui et la réalité.
Ainsi, cet intellectuel qui prétend parler au nom de la société arabe et de ses problèmes, en parle de manière hautaine et utilise des terminologies rébarbatives inaccessibles à la masse.
Conçu de la sorte, cet élitisme, estime Ali Harb, est à l’origine de l’isolement de l’intellectuel arabe et de l’échec des projets qu’il essaie de lancer de temps en temps.
Vient ensuite l’illusion de la liberté. Cette fausse croyance fait penser à l’intellectuel arabe qu’il est plus libre que les autres, qu’il est le plus habilité à connaître l’essence de la liberté, et qu’il est le mieux placé pour libérer la société arabe de tous les jougs.
Avec cette tendance fâcheuse à prétendre qu’il est le seul à détenir la vérité et à être le seul à penser juste, note l’auteur, l’intellectuel accentue son isolement et son éloignement des préoccupations réelles de la société. Il serait même, d’après Ali Harb, en train d’exercer un autoritarisme intellectuel qui, par l’effet de son impact limité, sert plus les pouvoirs autocratiques en place que les communautés arabes avides de savoir et de liberté.
Les revendications identitaires seraient insidieuses
La troisième illusion qui entrave l’émancipation de la pensée arabe serait, selon Ali Harb, l’attachement de l’intellectuel arabe à son identité. L’auteur relève l’effort improductif fourni par ce même intello pour conceptualiser les mécanismes devant la préserver, alors que la dialectique veut qu’il soit ouvert aux autres identités et éléments d’identité. C’est la démarche la plus appropriée, d’après le philosophe libanais, pour évaluer le vécu et progresser.
Cet attachement exagéré à l’identité et à sa préservation serait un piège et une entrave à l’innovation et à l’inventivité de sphères créatrices meilleures.
La quatrième illusion serait cette obstination des intellos arabes à croire que certains projets identitaires et religieux sont des vérités absolues et que leur rôle consiste à tout faire pour les consacrer dans la réalité. Plus simplement encore, ces intellos s’emploient à ce que la réalité soit conforme avec ces vérités dogmatiques sans prendre en considération l’ensemble d’autres facteurs à l’instar de l’évolution dans le temps et les innovations qui ont eu lieu par l’effet de la mondialisation des rapports.
Plaidoyer pour plus de pragmatisme
Cette rigidité de la pensée, voire cette absence de flexibilité, serait à l’origine de l’échec qu’ont connu certains projets de contrats sociaux dans le monde arabe.
Parmi ces vérités absolues que l’élite intellectuelle arabe oeuvre à concrétiser dans le vécu, Ali Harb cite trois exemples.
La première concerne l’unité arabe en ce sens que cette unité est une vérité historique et que le monde arabe est une entité unie sur le terrain. L’enjeu serait donc de tout faire pour que cette vérité soit concrétisée dans la réalité et de faire flèche de tout bois pour que ce projet soit réalisé.
La deuxième vérité qui accapare une grande énergie de la part de l’intellectuel arabe concerne l’effort à déployer pour instaurer la démocratie, système de gouvernance dans lequel le peuple est souverain. Or partout dans le monde ce système est fortement critiqué au point qu’on ne parle plus de démocratie représentative ou participative mais seulement d’individus démocrates.
Le troisième exemple a trait à la religion islamique et au slogan brandi partout selon lequel « l’Islam est la solution ». Ce slogan, tout comme l’appel à la restauration du Califat, sont considérées par les élites intellectuelles religieuses comme des vérités absolues qu’il faut consacrer dans la réalité.
Pour l’auteur, toutes ces convictions et croyances identitaires sont, à la limite, arbitraires, abusives et insidieuses.
La modernité serait la dernière illusion qui entrave et limite la liberté de pensée de l’intellectuel arabe, du moins toujours d’après Ali Harb. Cette chimère consiste en la préférence accordée, souvent sans garde-fous, aux courants de pensée moderne et en son penchant à les adopter comme des sciences exactes.
Ainsi, il arrive souvent que l’intellectuel arabe adhère à tel courant de pensée moderne et appelle soit à le suivre, soit à le calquer entièrement, sans prendre la précaution de vérifier dans quel écosystème particulier ce courant a réussi et dans tel autre il ne peut pas, objectivement, réussir.
Au rayon des recommandations, si on peut les appeler ainsi, Ali Harb suggère aux intellectuels arabes de sortir de leurs tours d’ivoire, de se libérer de ces illusions, de s’autocritiquer et de s’investir dans la révolution des individus.
Pour ce faire, il lui est demandé de développer de nouveaux concepts, de baliser de nouvelles voies devant faciliter concrètement son vécu et son savoir.
Pour lui, le métier d’intellectuel est un métier comme tous les autres métiers. C’est aux intellectuels de le maîtriser et d’en faire un bon usage au service des peuples.