Le phénomène est devenu trop visible. Les responsables tunisiens, confrontés à des caisses vides, ont cette fâcheuse tendance à ne dépoussiérer un dossier économique que lorsqu’un sponsor étranger se manifeste. Le cas de la loi sur l’économie sociale et solidaire (ESS), branche de l’économie qui concilie activité économique et équité sociale appelée également « Tiers secteur », est édifiant à ce propos.
Au regard des multiples avantages qu’elle favorise en matière de création d’emplois (plus de 300 000 selon les prévisions), d’autonomisation économique et d’impulsion de l’investissement local à travers la création de milliers d’entités de services et de production, les textes d’application de cette loi publiée le 30 juin 2020 dans le JORT auraient dû, six mois après, bénéficier de la priorité absolue. Malheureusement, le Comité de pilotage interdépartemental constitué juste après l’adoption de cette loi n’a pas beaucoup avancé dans l’élaboration des textes d’application.
A l’origine de ce retard, la concurrence – bizarre – que livre à l’ESS un projet présidentiel similaire, celui des sociétés communautaires, voire les fameuses sociétés « Al Ahlia », pour lesquelles la loi de finances 2023 a prévu une ligne de crédit de 20 millions de dinars (MDT) au titre du Fonds national de l’emploi. Cependant, aucun millime n’a été prévu pour l’ESS.
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Mise en stand-by depuis trois ans, cette loi sur l’ESS est relancée ces derniers jours par la mise à la disponibilité de la Tunisie d’un financement extérieur de 10 millions de dollars dédié justement à cette branche d’activité. Cette enveloppe est gérée dans le cadre d’un partenariat tripartite OIT-UE-ministère de l’Economie et de la Planification.
Jeun’ESS, de quoi s’agit–il ?
Le suivi de ce partenariat, mis en œuvre par le canal du mécanisme majeur et planétaire de l’économie sociale et solidaire, Jeuness’ESS a fait l’objet, le 9 février 2023 à Tunis, de la deuxième session du comité de pilotage de ce mécanisme.
La littérature sur Jeuness’ESS nous apprend que ce mécanisme vise la création d’emplois décents pour les jeunes dans les zones défavorisées et la transition vers l’économie formelle à travers la promotion de l’ESS.
Le projet propose une approche fondée sur la promotion et le renforcement de l’entrepreneuriat collectif à travers les organisations et les mécanismes de l’ESS.
Elle nous informe également qu’en Tunisie, “Jeun’ess” est opérationnel dans plusieurs gouvernorats de l’intérieur du pays : Jendouba, Le Kef, Kairouan, Sidi Bouzid, Kasserine, Gabès et Kébili.
Par le biais de ce mécanisme, il est prévu de fournir l’appui technique et financier pour la création d’au moins 140 projets d’économie sociale et solidaire au profit de jeunes hommes et femmes en tant que bénéficiaires directs.
Les secteurs ciblés sont : les activités à fort potentiel de création d’emplois avec une attention particulière pour le tourisme, la culture et l’artisanat, l’agriculture et l’agro-industrie, les « emplois verts », le digital solidaire, les services sociaux et les services aux personnes ainsi que les projets favorisant la transition des jeunes travailleurs informels vers l’économie formelle.
ESS et Société Ahlia, une incohérence improductive
La question qui se pose dès lors est de savoir comment le ministère de l’Economie et de la Planification et celui des Affaires sociales, qui ont à charge les deux projets (ESS et sociétés Al Ahlia), vont coordonner leurs efforts pour ancrer dans les faits ces deux activités similaires, à l’exception des modalités de financement et la collecte de fonds qui sont un peu différentes.
Pour notre part, on ne peut que déplorer l’absurdité de cette incohérence qui illustre de manière éloquente l’absence de coordination entre les ministères, et surtout le manque d’homogénéité entre le président de la République et le gouvernement – son gouvernement.
A ce propos, il y a de quoi s’interroger sur la crédibilité de l’engagement pris, lors de la réunion du 9 février2023, par le ministre de l’Economie et de la Planification, Samir Saïed, même si ses propositions ne manquent pas de bon sens et de cohérence.
Pour les rappeler, ce dernier « a souligné l’importance de la formation, en particulier en ce qui concerne la bonne gouvernance, la promotion et la commercialisation, afin de garantir la durabilité des projets actualisés », mettant l’accent sur «la possibilité de lier ces programmes au mécanisme de partenariat entre les secteurs public et privé ».
Espérons que le bon sens l’emportera et qu’on parlera, un jour, d’un seul mécanisme d’Economie sociale et solidaire (ESS). Le reste n’est qu’une perte de temps. Les seuls perdants sont la Tunisie et les importants pans de la société qui ont besoin de ce type d’économie.
Rappelons que l’ESS, qui représente actuellement 1% du PIB, apporte une réponse appropriée à l’incapacité du secteur public de recruter, et du secteur privé de créer des entreprises. Mieux, l’économie sociale et solidaire a pour vertu de s’accommoder avec les récessions économiques et d’intervenir là où les secteurs public et privé ne peuvent pas le faire.