Consacré au secteur du phosphate, le conseil ministériel restreint, tenu en avril 2023, s’est intéressé particulièrement au transport du phosphate. “Le conseil a mis l’accent sur la nécessité de rétablir le transport du phosphate par voie ferroviaire en vue de booster la productivité du secteur minier”, lit-on dans le communiqué sanctionnant cette réunion.
Cet intérêt pour les conditions dans lesquelles s’effectue le transport de ce minerai n’est pas fortuit. Il est justifié par son coût trop élevé pour la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) dans la mesure où il est assuré à hauteur de plus de 50% par les camions. La raison est évidente : la tonne transportée par ces véhicules coûte 30 dinars environ la tonne contre 8 à 10 dinars la tonne transportée par voie ferroviaire.
A l’origine : une fausse piste prise au temps de Ben Ali
Pour comprendre comment la CPG est arrivée à cette situation, le moins qu’on puisse dire bizarre, il faut remonter dans le temps. Au temps de Ben Ali, pour créer des affaires fort rémunératrices à ses proches et autres collaborateurs parmi les chefs d’entreprise, ses gouvernements s’ingéniaient à créer, légalement, et avec la complicité financière des certaines banques de la place, des marchés en leur faveur. Ces marchés étaient souvent grignotés sur les activités les plus rentables, voire les plus juteuses des entreprises publiques.
C’est le holding public phosphatier composé de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et du Groupe chimique tunisien (GCT) qui a le plus pâti de cette mauvaise gouvernance.
C’est ce qui expliquerait les difficultés rencontrées par les gouvernements qui se sont succédé depuis, les émeutes de décembre 2010 – janvier 2011, pour restaurer le rythme de production d’antan du bassin minier. Il n’est pas besoin de rappeler qu’avant 2010, le holding produisait 8 millions de tonnes avec 7 000 ouvriers seulement contre 3,8 millions de tonnes et 27 000 ouvriers.
Parmi les activités qui ont été ouvertes en partie aux privés, figure le transport du phosphate. Empressons-nous de signaler ici que ce minerai a été transporté par voie ferroviaire depuis la découverte des premiers gisements.
Seulement, au lieu de moderniser le réseau ferroviaire ou d’opter pour de nouvelles technologies de transport, les gouvernements de Ben Ali ont légalisé la sous-traitance du transport du phosphate par camions.
L’argument fourni à l’époque était que le parc ferroviaire ne satisfaisait pas les besoins. Ils ont justifié ce choix par le fait que le parc est insuffisant, faible et obsolète, arguant au passage que l’âge moyen des locomotives est de plus de 33 ans. Autrement dit, les trains disponibles ne peuvent transporter, en moyenne et par jour, que des quantités inférieures à 10 000 tonnes, soit environ 8 à 9 000 tonnes par jour sur un total transporté, quotidiennement, de 18 000 tonnes, ce qui est insuffisant pour faire fonctionner à plein régime et dans des conditions acceptables les usines du Groupe chimique à Sfax (Skhira) et à Gabès.
Concrètement, avec le volume de minerai transporté par le rail, les usines du Groupe Chimique ne fonctionneraient qu’à hauteur de 30 à 35% de leur capacité, ce qui serait préjudiciable au GCT en ce sens où l’alternance des arrêts et des relances de production occasionnent des dommages aux équipements.
Le changement du 14 janvier 2011 a compliqué la situation
Après le changement du 14 janvier 2011, la situation s’est compliquée avec la dissolution d’un des transporteurs privés dans la CPG et son intégration avec ses ouvriers (quelque 1 600 intérimaires), sous le statut d’une filiale de la CPG spécialisée dans le transport du phosphate des carrières aux lavoirs.
Cette intégration s’est faite dans la douleur pour la CPG. Elle lui aurait coûté 45 MDT et se serait traduite par une amélioration significative des salaires et par des pertes par l’effet des actes de sabotage occasionnés – au temps de la transition – aux équipements utilisés jadis par les camionneurs privés.
Plus grave, depuis cette intégration, une tension s’est installée entre cette filiale publique et les sociétés privées spécialisées dans le transport du minerai par camions du bassin minier vers les usines de transformation du phosphate du Groupe chimique.
Les syndiqués de cette filiale publique, qui sont des anciens intérimaires, ont intensifie, depuis, les arrêts de travail, pour réclamer le contrôle du transport du phosphate dans et en dehors du bassin minier.
Ils ne veulent plus se contenter du transport de phosphate par camions dans le bassin minier mais également assurer celui du phosphate par camions en dehors du bassin minier, c’est-à-dire vers les usines du Groupe chimique tunisien (GCT) pour sa transformation en produits destinés à l’exportation (acide phosphorique) et à la consommation locale (engrais).
La raison serait que le transport par camion en dehors du bassin minier est mieux rémunéré.
La cessation du transport par camions a été décidée en 2019
Entre temps, un conseil ministériel tenu le 7 juin 2019, sous le gouvernement de Youssef Chahed, décide d’arrêter définitivement vers 2021 le transport du phosphate par camions.
Parallèlement, la Société nationale des chemins de fer tunisiens (SNCFT), qui exploite ce réseau, est parvenue à obtenir d’un pool bancaire tunisien les financements requis (un prêt de 167 MDT garanti par l’Etat) pour acquérir 20 locomotives modernes. Ce nouveau matériel permettra de transporter totalement le phosphate par voie ferrée et d’une façon plus rapide.
L’objectif étant d’améliorer le rendement du transport du minerai et de réduire le coût de transport, vu que la nouvelle capacité s’élèvera à 3 200 tonnes, charge totale remorquée, contre 2 000 tonnes pour les anciennes locomotives et la quantité transportée par 60 camions.
Les nouvelles locomotives, acquises auprès du constructeur ferroviaire américain « Electro-Motive Diesel », ont été mises en circulation le 20 février 2020.
Par contre, les camionneurs privés, qui devaient cesser de transporter le phosphate à compter de l’année 2021 n’ont pas arrêté leur activité jusqu’à ce jour.
Le slurry pipeline comme solution la plus ferroviaire
C’est qui expliquerait pourquoi le conseil ministériel du 11 avril 2023 aurait été tenu. Néanmoins, à défaut de communication exhaustive de la part de la présidence du gouvernement, nous ne pouvons qu’émettre deux hypothèses. La réunion aurait soit confirmé, dans la cadre de la continuité de l’Etat, la cessation définitive du transport du minerai de phosphate par le biais de camions et à rentabiliser le parc des locomotives acquises, soit reporté, à une échéance ultérieure, l’application de la décision.
Par delà des tergiversations du gouvernement tunisien, les technologies du transport du phosphate ne cessent de progresser. Au regard de ces progrès, même la restauration du ferroviaire ne serait pas la bonne solution.
La technologie du Slurry pipeline ou pipeline à lisier, technologie spécialement conçue pour déplacer, entre autres, le minerai de phosphate sur de longues distances est vivement recommandée pour le cas de la Tunisie, et ce pour deux raisons.
Premièrement, en raison de sa conception éco-responsable, le Slurry Pipeline est adapté au réchauffement climatique. Il contribuera à l’élimination des émissions de CO2 et à satisfaire la demande environnementale largement exprimée par les communautés du bassin minier.
Deuxièmement, elle répond au besoin de la CPG d’augmenter sa production à des seuils compétitifs en quantité et qualité qui lui permettent de conquérir de nouveaux marchés.
Et pour ne rien oublier, producteur de phosphate, le Maroc, un pays concurrent de la Tunisie, a opté, depuis des années, pour cette technologie. Le Slurry Pipeline marocain a été mis en service en 2014. Il relie sur 235 km le site minier de Khouribga à la plate-forme de transformation de Jorf Lasfar, ce qui en fait le plus long pipeline de transport du phosphate au monde, selon des sources marocaines.