Le chroniqueur Nejib Dziri, partisan du mouvement du 25 juillet 2021, a révélé, le 12 septembre 2023, que parmi les grandes nouveautés qu’apportera la prochaine réforme du système éducatif figure la rétrogradation du français en tant que langue de travail, matière et médium d’enseignement à la troisième place après l’arabe et l’anglais. Réputé pour être bien informé par les proches conseillers du président de la République Kaies Saied, le chroniqueur de la radio privée IFM, a justifié cette probable option par le fait que l’anglais est la langue internationale la plus utilisée dans le monde, et ce, contrairement au français.
Abstraction faite de l’effet d’annonce, cette décision a toutes les chances d’aboutir. La prochaine consultation nationale relative à la réforme du système éducatif ne manquera pas de la valider pour une raison simple. La consultation comme l’a annoncé le chef de l’Etat, le 11 septembre 2023, en présidant une réunion consacrée à ce sujet, « s’adresse à tous les Tunisiens et Tunisiennes et ne concerne pas uniquement les enseignants ».
Vers l’adoption de l’anglais comme langue d’enseignement et de travail
Entendre par là que ceux qui participeront à cette consultation et qui décideront à la fin ne seront pas les seules élites francophones, comme cela a été le cas depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, mais d’importants pans de la société qui ne parlent pas français, n’écrivent pas en français, ne comprennent pas le français et ne pensent pas en français.
Il s’agit en quelque sorte de l’écrasante majorité du peuple tunisien, soit environ 2 millions d’analphabètes et plus de 4 millions d’illettrés (décrochés de l’enseignement sur une période de plus de trente ans, à raison de 100 mille par an), et ce, en plus de 2,5 millions d’immatures (écoliers, élèves, étudiants en période d’apprentissage…), soit au total 8,5 millions de tunisiens sur une population totale résidente de 11 millions, ne maîtrisent par la langue française.
Les Tunisiens divisés par la langue française
Conséquence : les Tunisiens ne se comprennent pas et ne peuvent pas se comprendre parce qu’ils n’utilisent pas la même langue. Il y a une coupure nette entre, d’une part, une élite minoritaire qui maîtrise, outre, l’arabe littéraire (arabia fusha) et les langues vivantes de travail (français, anglais…) des langues de prestige religieux, social, culturel et scientifique et une majorité démunie de tunisiens qui ne parle que l’arabe dialectal (la darija ou el Ammya). L’arabe dialectal étant un langage oral, sans valeur ajoutée, utilisé par les Tunisiens pour communiquer entre eux.
Les progrès des technologies de l’information et de la communication (TIC) ont exacerbé cette coupure en ce sens où l’arabe dialectal est largement utilisé dans les échanges par SMS ou sur les réseaux sociaux voire dans la publicité. Pour ce faire, certains ont recours à l’alphabet arabe classique alors que d’autres utilisent l’alphabet latin à la manière de la phonétique.
Mettre fin à un système éducatif à deux vitesses
Pour mettre fin à ce bric à brac linguistique pernicieux, le chef de l’Etat, Kaïes Saied a décidé de réformer le système éducatif discriminatoire. Pour lui « le droit à l’éducation doit être assuré à tous sur un pied d’égalité, comme le stipule la Constitution ».
Morale de l’histoire : A travers la prochaine consultation, c’est le peuple conscient ou non des exigences de la modernité qui décidera conformément au magique slogan sur la base duquel le président Kaies Saied a fondé, jusqu’ici sa politique en l’occurrence « le peuple veut » (Achaab Yourid).
Néanmoins, il faut reconnaître que le français étant une langue difficile à apprendre, sa généralisation, depuis l’indépendance en Tunisie, en tant que langue d’enseignement et de travail a beaucoup nui aux tunisiens. Elle les a divisés avec le temps. Les résultats de cette option se sont manifestés de manière criante lors du basculement, le 14 janvier 2011, de la dictature vers une soi-disant démocratie.
D’après le sociologue Ahmed M’zoughi, « les élites francophones, à défaut de parler la même langue que l’écrasante majorité du peuple, ont été incapables de s’imposer sur la scène politique et de se faire entendre ».
« Toujours d’après M’Zoughi, les obscurantistes de l’islam politique, fort du fait que l’arabe est la langue du coran, sont parvenus, rapidement, à endoctriner rapidement, en parlant que la darija (dérivé de l’arabe littéraire) et à les embrigader pour servir de chair à canon dans des actes terroristes à l’intérieur et à l’extérieur du pays ».
L’abandon du français, une tendance qui s’amplifie
Par-delà cette lecture avertie du sociologue Ahmed M’zoughi, il faut admettre que l’usage de la langue française a tendance à reculer dans plusieurs anciennes colonies. L’exemple le plus frappant est celui du Rwanda, une ancienne colonie belge.
En 2008, le pays a décidé d’abandonner le français et d’adopter l’anglais comme seule langue d’enseignement à tous les niveaux ;
Deux pays francophones voisins, l’Algérie et le Maroc ont pris à leur tour des initiatives visant à réduire le rôle de la langue française dans l’enseignement.
Le gouvernement algérien, qui a opté pour le pluralisme linguistique sur tout le territoire, prend une nouvelle décision sur cette voie. Le Président Tebboune a annoncé la création “immédiate” de la spécialité d’enseignants d’anglais pour le cycle primaire.
L’anglais sera enseigné dès la 3e année du primaire en Algérie, avec l’ouverture d’une spécialité de professeur d’anglais dans les écoles supérieures dès l’année scolaire 2023-2024, a annoncé le 28 mai la présidence de la République.
Dans la même logique, le gouvernement marocain a décidé la généralisation de l’enseignement de la langue de Shakespeare dès la première année du collège dans le service public.
Objectif : favoriser la diversité linguistique.
Cette mesure a également pour objectif d’instaurer “l’égalité des chances” entre les écoles publiques et les établissements privés, où l’anglais est enseigné dès le primaire. La généralisation de l’apprentissage de l’anglais dans tous les collèges publics marocains est prévue pour la rentrée 2025-2026.
La Tunisie peut s’inspirer des expertises développées par les deux pays voisins et instaurer dans le cadre de la prochaine réforme “le pluralisme linguistique ».
A bon entendeur.