Le président de l’Association Tunisienne des professionnels de l’Energie, ” Tunisia Energy Society ” (TENS), Hichem Mansour plaide en faveur de la création d’une autorité indépendante de régulation de l’énergie afin de garantir une stabilité dans le secteur. Elle permettra, selon lui, de rompre avec le modèle de gouvernance ” archaïque ” actuel et d’instaurer plus de transparence.
Dans un entretien accordé à l’agence TAP, Mansour analyse les principaux défis auxquels fait face le secteur et les facteurs entravant la transition énergétique. Membre fondateur de TENS et ingénieur en électromécanique diplômé de l’Ecole Nationale des Ingénieurs de Tunis (ENIT), Mansour souligne l’impératif de miser sur les projets inscrits sous le régime de concessions afin d’accélérer la transition vers les énergies renouvelables.
Il estime cependant, qu’un mix électrique 100% renouvelable ” n’est pas encore réaliste “, appelant, à cet égard, à considérer les hydrocarbures non conventionnels à l’instar du gaz de schiste comme une solution pouvant réduire le déficit énergétique actuel.
Quel état des lieux dressez-vous du secteur énergétique en Tunisie ?
Hichem Mansour : En Tunisie, le système énergétique dépend à plus de 95% du gaz qui provient principalement de l’Algérie. Les réserves nationales d’hydrocarbures sont en train de s’épuiser, ce qui est tout à fait normal après plusieurs années d’exploitation. Aujourd’hui, il faut renouveler ces réserves en vue de réduire le déficit énergétique.
Depuis 2010, la production nationale d’hydrocarbures a commencé à décliner pour diverses raisons dont essentiellement les problèmes sociaux.
L’instabilité politique a été également très nocive pour l’ensemble du secteur énergétique.
Le ministère de l’Energie a subi des changements majeurs durant la dernière décennie dans la mesure où il a été créé et dissous plus d’une fois, sans oublier que ce portefeuille ministériel demeure à ce jour vacant.
Or, c’est ce qu’il y a de pire pour l’énergie, un secteur qui nécessite une stabilité au niveau de la gouvernance, afin que les gouvernants puissent mettre en place des stratégies à long terme et prendre des décisions.
L’administration tunisienne regorge de compétences qui sont capables de développer ce secteur mais le manque de maturité politique fait que ces personnes travaillent aujourd’hui dans des conditions difficiles.
Que préconisez-vous pour résoudre cette problématique ?
Notre association a toujours appelé à la nécessité de mettre en place une autorité indépendante de régulation du secteur de l’énergie, comme c’est le cas dans la plupart des pays du monde et de la région comme l’Algérie ou encore l’Egypte.
Travaillant en étroite collaboration avec l’autorité de tutelle, cette structure offrira une stabilité au secteur. Ainsi, les changements gouvernementaux n’auront pas d’incidence sur ses activités.
Cette autorité permettra d’instaurer davantage de transparence dans le secteur et de rompre avec le modèle actuel de gouvernance qui reste archaïque
La Société Tunisienne d’Electricité et du Gaz (STEG) et l’Entreprise Tunisienne d’Activités Pétrolières (ETAP) ne peuvent plus continuer à endosser le rôle d’opérateurs et de régulateurs. C’est une situation de conflit d’intérêts.
A titre d’exemple, la STEG assume à la fois le rôle de gestionnaire du réseau électrique et celui de producteur d’électricité. Or, lorsqu’un producteur privé souhaite raccorder sa station de production d’énergie au réseau électrique, il est perçu par la STEG comme un concurrent.
Par conséquent, il importe aujourd’hui de répartir les tâches liées à la production, le transport et la distribution pour éviter cette situation. D’où l’impératif de créer cette autorité de régulation.
La Tunisie accuse aujourd’hui un retard en matière d’énergies renouvelables. Quels sont les facteurs entravant la transition énergétique ?
La Tunisie est dotée de stratégies très ambitieuses et d’une batterie de lois en matière d’énergies renouvelables. Cependant, les choses peinent à bouger sur le terrain. Encore une fois, l’instabilité politique a entraîné une lenteur administrative.
La Tunisie a reçu, par le passé, plusieurs offres de compagnies souhaitant réaliser des projets de production d’électricité à partir d’énergies renouvelables mais la procédure de signature des contrats a pris deux ans. Dès lors, les compagnies qui ont fait ces offres ne désiraient plus lancer ces projets car les prix avaient augmenté en deux ans.
En ce qui concerne les projets d’autoproduction, les autorisations sont données par centaines mais seulement 20% des projets autorisés sont réalisés sur le terrain, et ce, en raison de problèmes liés notamment au raccordement et à la tarification.
Outre l’instabilité politique, il y a eu à un certain moment une résistance syndicale, comme cela a été le cas lors de l’entrée en exploitation des deux centrales photovoltaïques de Tozeur. Ces stations, qui étaient prêtes à entrer en service, ont mis presque trois ans pour être branchées au réseau de la STEG car le syndicat de cette société y était opposé.
Conjuguée à un manque de leadership, cette résistance au changement a causé du tort à la transition énergétique et entraîné de lourdes pertes financières. Cela a aussi, donné un mauvais signal aux investisseurs.
En 2022, la Tunisie a revu à la hausse son ambition de porter la part des énergies renouvelables dans la production d’électricité à 35% au lieu de 30% en 2030. Pensez-vous qu’il est encore possible de réaliser cet objectif ?
Cet objectif ne sera pas réalisable si on va continuer avec le même rythme. La part des énergies renouvelables dans le mix électrique n’est que de 3% aujourd’hui alors qu’elle devrait être de l’ordre de 15% à 20%.
Pour accélérer la transition énergétique en Tunisie, nous devons miser sur les projets inscrits sous le régime de concessions, c’est-à-dire les méga-projets.
Le régime de concessions concerne tous les projets de production d’électricité à partir des ressources renouvelables destinées à la satisfaction de la consommation locale dont la puissance électrique installée dépasse 10 MW pour les centrales solaires photovoltaïques et 30 MW pour les centrales éoliennes.
Nous devons réaliser d’ici 2030 et 2035, des méga-projets de 500 MGW qui contribueront à atteindre les objectifs affichés à l’horizon de l’année 2035 (soit une part de 35% équivalente à 4800 MW), ce qui nous permettra d’économiser près de 450 millions de dollars d’achat de gaz algérien par an.
Pour cela, il faut encourager le secteur privé et mettre à jour le réseau de distribution de la STEG qui est très performante en matière de gestion du réseau électrique. Toutefois, ce dernier n’est pas encore adapté à des stations dotées d’une très grande capacité.
Un mix électrique 100 % renouvelable est-il possible ?
La plupart des participants à la conférence ” Ifriqiya Energy Hub ” (tenue du 18 au 20 septembre 2023 à Tunis), ont été unanimes à souligner qu’il n’est pas réaliste de remplacer entièrement le système énergétique actuel par les énergies renouvelables, dans les vingt ans à venir.
Ces énergies ne sont pas encore matures pour remplacer les hydrocarbures parce que l’énergie solaire est beaucoup moins disponible durant l’hiver. L’énergie éolienne a besoin, quant à elle, du vent pour générer de l’électricité.
Par conséquent, nous ne pouvons pas compter à 100% sur cette énergie intermittente, d’autant que la Tunisie ne dispose pas encore de moyens de stockage qui nous permettent de compter uniquement sur ce type d’énergie.
Certes, la part des énergies renouvelables va augmenter dans le monde entier dans les 30 prochaines années mais les hydrocarbures ne vont pas disparaître.
Certains pays européens, qui ont annoncé qu’ils allaient migrer vers un mix 100% renouvelable, ont rebasculé aujourd’hui vers le charbon afin de répondre à leurs besoins énergétiques, suite à la guerre en Ukraine.
Peut-on aujourd’hui considérer le gaz de schiste, un hydrocarbure non conventionnel, comme solution pouvant réduire le déficit énergétique du pays ?
Avec le déficit énergétique dont nous souffrons actuellement, nous n’avons pas le luxe de compter seulement sur les énergies vertes. Nous devons nous appuyer sur nos propres ressources conventionnelles et non conventionnelles, comme notre voisin algérien. Cela doit se faire tout en tenant compte de l’aspect environnemental.
En effet, les autorités algériennes ont annoncé que leurs réserves en gaz sont en train de s’épuiser et qu’il fallait basculer vers le gaz de schiste et réviser le système fiscal afin d’attirer des investissements privés dans ce secteur.
Nous devons prendre leur exemple et se débarrasser des considérations dogmatiques qui nous paralysent. Il y a des années, une polémique s’est déclenchée au sujet des répercussions environnementales de l’exploitation du gaz de schiste en Tunisie. Ce sont les pays du nord qui étaient à l’origine de cette polémique car ils prônaient les énergies vertes comme seule alternative.
Or, il convient de noter que certains de ces pays qui achetaient leur gaz auprès de la Russie avant la guerre n’ont pas hésité une seconde à retourner au charbon afin de garantir leur sécurité énergétique, lequel est une énergie fossile dix fois polluante que le gaz de schiste.
Il est donc important d’adopter une approche pragmatique et puiser dans nos propres réserves, d’autant que la Tunisie dispose d’un potentiel en matière de gaz de schiste qu’il faut exploiter, tout ayant recours à des technologies pour préserver l’environnement et l’eau.
Il est, aussi, indispensable de réviser le code actuel des hydrocarbures de manière à promouvoir l’investissement, instaurer plus de transparence dans le secteur et accorder plus d’attention à la question environnementale.
(Titre de la rédaction WMC)