Au regard de l’état d’exception autocratique qui prévaut dans le pays, depuis le 25 juillet 2021, il semble que toutes les décisions majeures à prévoir dans le projet de loi de finances 2024 ont été prises, le 11 octobre 2023, par le Président de la République Kaïes Saïed.
Le Chef de l’Etat, qui a présidé, à cette occasion, une ultime réunion consacrée au PLF 2024 et au projet de loi complémentaire 2023 en présence du chef du gouvernement, Ahmed Hachani et la ministre des Finances, Sihem Nemsia, marque ainsi de son empreinte la philosophie sur la base de laquelle le budget de l’État, et ses composantes, l’ensemble des dépenses et des recettes de l’État, seront exécutés.
Priorité au social
L’approche du chef de l’Etat consacre le retour de l’Etat providence, voire de l’Etat social. Dans ce contexte, l’accent a été mis sur “l’importance de la justice sociale et de la croissance réelle en fonction de nos ressources et de nos choix nationaux”, lit –on- dans le communiqué qui a sanctionné cette réunion.
Toujours selon la même source, Le président de la République a insisté sur le fait que “ces deux projets s’inscrivent dans un cadre juridique qui doit être réexaminé dans de nombreux secteurs, notamment, le transport, la santé, l’éducation et la sécurité sociale, pour que l’État puisse retrouver pleinement son rôle social”.
Mieux, le chef de l’Etat est déterminé à inscrire dans la durée cette approche budgétaire à vocation sociale « cela ne peut être, uniquement, réalisé à travers les lois de finances, mais aussi par la promulgation de nouvelles lois pour remplacer celles mises en place pour servir des intérêts particuliers au détriment de la grande majorité du peuple tunisien”, rapporte le communiqué.
Concrètement, le PLF2024 dont quelques retouches seront discutées et adoptées lors du traditionnel marathon budgétaire, prévoit plusieurs mesures à vocation sociale.
Le projet prévoit, ainsi, une augmentation de 1000, le nombre des familles à faible revenu bénéficiaires de l’aide de l’Etat. Ces familles recevront une aide mensuelle de 220DT.
Dans le souci de préserver le pouvoir d’achat et de l’améliorer, un tant soit peu, l’Etat s’engage, également, à prendre en compte les conséquences des crises mondiales sur l’économie du pays et sur les produits de consommation.
Autres mesures : dans l’optique de consacrer la stabilité fiscale l’Etat s’est engagé à ne pas instituer des impôts supplémentaires. Le PLF 2024 ne comporte pas de nouvelles taxes pour les personnes physiques et morales.
Au rayon entrepreneurial, une bonne nouvelle pour les PME nouvellement créées. Ces dernières vont bénéficier, à partir de l’année prochaine, d’une exonération d’impôt pour une durée de trois ans.
Le secteur agricole et ses 600 mille exploitants agricoles seront apparemment chouchoutés. Objectif : les encourager à accroître la production. Concernant les céréales à titre indicatif, le PLF 2024 mettra l’accent sur la mobilisation de nouvelles ressources hydriques. Il s’agirait, probablement, de l’orientation d’une importante partie des eaux stockées dans les barrages vers l’irrigation d’appoint des grandes cultures.
Toujours au chapitre de l’Etat providence, le PLF2024 prévoit le démarrage et l’avancement d’au moins de trois mégaprojets d’infrastructure : le pont de Bizerte (liaison terrestre), l’autoroute reliant Tunis Jelma, le port en eaux profondes d’Enfidha.
Financement du budget : la tendance serait au compter sur soi
Reste la délicate et épineuse question du financement du budget de 2024. Tout le monde sait que la dette tunisienne est, pratiquement, insoutenable depuis plusieurs années. Cette insoutenabilité est perceptible à travers le fait que le pays ne peut pas dégager des ressources en devises suffisantes pour rembourser sa dette sans affecter sa capacité à investir et à se développer, tout en continuant à recourir à des crédits à des conditions non coûteuses.
Si la Tunisie est parvenue, en 2023, à tirer son épingle du jeu en dépit du blocage des négociations avec le FMI depuis 2019, les choses seront plus compliquées en 2024 et même en 2025.
Invité, le 18 janvier 2020, par les think tanks, le Cercle Khéreddine et le Forum Ibn Khaldoun pour le développement, pour s’exprimer «La soutenabilité de la dette tunisienne», Mme Lamia Zribi, ancienne ministre des finances, avait attiré l’attention sur les pressions que va connaître la Tunisie, durant les années 2021, 2024 et 2025. « Au cours de ces trois années notre pays aura à rembourser, d’après Mme Zribi, de gros montants. L’Etat tunisien aura à rembourser, en 2021, deux prêts garantis par les Etats-Unis d’un montant global d’un milliard de dollars, en 2024 et en 2025 de deux prêts contractés sur le marché financier international privé de 1,850 milliard d’euros ».
Face à une telle situation, le président Kaies Saied, qui refuse toujours le diktat des bailleurs de fonds dont le FMI, plaide pour le compter sur soi.
Fidèle à ses envolées lyriques, le président de la République a souligné, lors de la réunion du 11 octobre 2023 que “la Tunisie, avec ses propres ressources, est capable de surmonter toutes les difficultés grâce à la détermination de son peuple à préserver son indépendance nationale et à la participation de tous dans la lutte pour la libération”.
Il entend, dans la pratique, associer davantage les banques au financement de l’économie du pays. « La réunion a également permis d’aborder “la nécessité de l’engagement des banques et des institutions financières dans cet effort national, que ce soit dans leurs relations avec l’État et ses institutions ou avec les citoyens et les jeunes entrepreneurs en particulier”, note le communiqué précité.
D’autres économistes et experts se sont prononcés pour des alternatives au FMI.
Skander Sellami, président de l’Association tunisienne pour la gouvernance fiscale a relevé, dans un entretien accordé au quotidien « La Presse » que « pour disposer de davantage de ressources de financement, l’Etat peut œuvrer à l’amélioration du rendement des entreprises publiques et à l’augmentation des ressources non fiscales, provenant de l’exportation des phosphates et du redressement de l’activité touristique ».
Aussi, le gouvernement peut, selon l’expert, travailler sur l’optimisation du potentiel fiscal des acteurs économiques. Il s’agit d’après lui d’augmenter le volume de l’économie à travers la mise en place de mesures simples visant, à titre d’exemple, à réduire la bureaucratie. Mais rester sur une politique de rigueur en serrant la vis aura, selon Sellami, une incidence sur l’activité de divers secteurs et grippe les rouages de l’économie ».
L’année 2024 sera difficile, mais…
Pour sa part, l’analyste financier Bassem Ennaifer a déclaré, sur les ondes de la radio privée Express FM , que « le pays a démontré, en 2023, la possibilité qu’en dépit de toutes les difficultés rencontrées en matière de mobilisation des ressources sur le marché extérieur, il a pu payer toutes ses dettes extérieures ».
L’expert a estimé que « la sortie de la Tunisie sur le marché financier international restera également difficile au cours de l’année prochaine, à moins d’obtenir une garantie, mais le coût sera élevé. Et de souligner la nécessité de s’appuyer sur les ressources propres et celles provenant des coopérations bilatérales. Il a ajouté que les pressions au cours de l’année 2024 seront plus fortes et qu’il est regrettable que le stock des devises étrangères généré par les envois de fonds et le succès de la saison touristique soit orienté vers l’allégement de la dette et la fourniture de matières premières de base au lieu qu’il soit dédié au soutien des entreprises et des investissements.
Par-delà ces propositions et analyses, en dépit de la précarité et des frustrations générées par le blocage des négociations avec le FMI, il faut reconnaître que « le compter sur soi » a donné des résultats positifs en matière de lutte contre le gaspillage et de compression des dépenses publiques. En témoigne une récente déclaration de la Directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva. Cette dernière, contrairement aux prédictions des prophètes du malheur qui ont prédit au pays tous les malheurs (faillite, recours au club de Paris, explosion sociale…) a estimé, que « la Tunisie n’était pas encore au bord du gouffre”. Sans commentaire.
Abou SARRA