Diplomate de carrière, Nasser Kamel, Secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée, a été tour à tour, ambassadeur d’Égypte en France, au Royaume-Uni mais aussi ministre adjoint des affaires arabes et du Moyen-Orient. Il a auparavant occupé des postes à Washington, Lisbonne et Tunis. Sa mission aujourd’hui à la tête de l’UPM, n’est pas des plus aisées dans un contexte régional et international tendu marqué par des guerres et des frictions y compris entre Etats riverains, mais sa longue carrière diplomatique le prédispose à assurer dans la mesure de ce que permettent les prérogatives accordées à l’institution qu’il dirige.
Comment l’UPM pourrait réaliser ses principaux objectifs à savoir œuvrer pour le développement humain dans la région et promouvoir le développement durable dans pareil contexte ?
Nasser Kamel nous répond dans l’entretien ci-après :
Quel rôle pourrait jouer l’UPM dans une région déchirée par des conflits économiques, civilisationnels et sécuritaires ?
Nous sommes dans un contexte régional qui, d’un point de vue géopolitique, n’est pas idéal. Les tensions qui existent dans plusieurs de nos pays ne doivent pas, pour autant, être un obstacle à la réalisation de nos objectifs, à savoir le développement humain dans le sens large et le développement durable.
La raison d’être de l’UPM est aussi d’apaiser les tensions. Nous sommes ici pour créer un cadre de coopération approprié et œuvrer à développer échanges et partenariats entre les deux rives de la Méditerranée. Nous ne travaillons pas sur les questions géopolitiques mais sur les raisons réelles qui font que ces tensions existent.
Les questions de développement, de l’éducation, de l’emploi, les défis énormes du climat, l’environnement, l’eau qui est un défi assez important dans la région sont des problématiques sur lesquelles nous planchons et pour lesquelles nous essayons de trouver des solutions durables.
La conférence qui a eu lieu à Tunis à propos de l’autonomisation des femmes dans le secteur industriel aura un impact important si nous faisons ce qu’il faut pour faire avancer les choses dans le bon sens et cela peut avoir un effet stimulateur pour tout le monde. Parallèlement dans le contexte que vous décrivez comme difficile, nous essayons d’agir positivement sur les causes des tensions socioéconomiques voir même géopolitiques dans la région.
La question de la migration se pose avec acuité dans la région méditerranéenne, elle est au centre de toutes les préoccupations. Les pays de la rive nord considèrent qu’ils sont envahis par des migrants illégaux qui compliquent la vie socioéconomique dans leurs pays, les pays du sud, comme la Tunisie, considèrent qu’ils ne peuvent pas être les gardes-frontières. Il y a beaucoup d’incompréhension de la problématique migratoire, que pouvez-vous faire pour y pallier ?
Les flux migratoires provenant principalement de l’Afrique subsaharienne, et qui traversent la Tunisie, l’Egypte, l’Algérie, le Maroc et la Libye pour atterrir pour certains en Europe mais qui finissent à 80% par rester dans le pays par où ils transitent posent de sérieux problèmes aux pays riverains de la Méditerranées et à l’Europe, c’est une évidence.
Je ne connais pas le nombre des migrants clandestins en Tunisie, mais je sais qu’en Egypte ils sont quatre ou cinq millions d’émigrés en provenance de l’Afrique subsaharienne qui espèrent traverser la Grande Bleue et n’arrivent pas à le faire, la question que nous devons poser est pourquoi ?
Parce que l’intégration économique entre l’Europe et ses voisins du Sud qui ne sont pas uniquement les pays méditerranéens mais aussi les pays d’Afrique, n’a pas réellement réussi. Pendant une vingtaine d’années, l’Europe parlait d’une globalisation orientée principalement vers l’Asie, mais juste après la pandémie Covid+ et là, la guerre en Ukraine, elle a commencé à délocaliser les centres de production à destination de l’Afrique et de l’Orient.
L’Europe n’a pas repensé sa politique énergétique en prenant compte des potentiels énormes dont la rive Sud de la Méditerranée. A elle seule, l’Afrique du Nord est capable de produire tous les besoins énergétiques de l’Europe en électricité si la volonté y est.
Pour que cela se réalise, il y a des investissements considérables à faire, des interconnexions et des infrastructures à bâtir mais aussi la volonté politique des pays producteurs pour que des projets d’une telle importance prennent vie.
La question migratoire est une résultante d’un manque de coopération, d’un manque d’intégration économique régionale, de l’absence d’une politique commune réelle pour travailler ensemble sur l’intégration. Quand on me parle de la question migratoire comme si elle était isolée des difficultés économiques, je rappelle que ce n’est pas une problématique à gérer mais plutôt une question à résoudre.
Les compétences sont bien accueillies en Europe mais ce sont les migrants qui ne sont pas dotés de grandes qualifications qui sont rejetés. Il y a une posture discriminatoire s’agissant des profils des immigrés qui se fait aux dépens des pays du Sud. En Tunisie, nous la voyons depuis 2011, avec des milliers de compétences, ingénieurs, médecins, cadres administratifs, qui partent dans les pays de l’Europe, de l’autre côté, alors que le pays doit gérer les flux migratoires subsahariens, venant de pays riches en ressources naturelles mais pauvres économiquement. Si on investissait dans ces pays, leurs ressortissants ne partiraient pas, les investissements sont toujours conditionnés par des dictats politiques, n’est-il pas temps de séparer le conditionnement politique des intérêts économiques pour créer un climat qui permet aux gens de rester chez eux ?
La migration n’est pas un problème isolé du reste. Je parlais du manque d’intégration économique mais il y a aussi le fossé démographique énorme. Il faut savoir que l’Europe souffre du vieillissement de la population, la solution serait donc des investissements qui permettent de garder les migrants dans leurs propres pays et y créer de la richesse et de la prospérité.
Le cas échéant, élever le Sud à un niveau de développement répondant aux standards internationaux pourrait rendre ces migrants plus attractifs et plus sollicités si besoin est. Personne n’a envie de quitter son chez soi, ses racines, sa famille, sauf peut-être pour des raisons politiques ou à cause des guerres.
L’Europe a besoin, pour combler son manque de main d’œuvre de s’appuyer sur l’autre rive de la Méditerranée. Et même si elle n’y fait pas appel, il y aura toujours des émigrés qui finissent sur son sol même si le cadre juridique est compliqué, même si les politiques veulent qu’ils ne viennent pas, ils finissent par y être et par travailler parce que justement le besoin est là.
Qu’en est-il de la fuite des cerveaux ?
La réponse est qu’il faudrait créer des cadres de coopération de gagnant-gagnant de telle manière que tous ces savoirs faire qui existent dans nos pays puissent être au service de leurs pays d’origine et aussi de l’Europe.
Je ne cesse de répéter à mes amis et collègues européens que le futur d’une Europe qui peut compter dans le monde de demain vis-à-vis de l’Asie, vis-à-vis de l’Amérique, réside dans une intégration régionale plus renforcée avec l’Afrique du Nord et les pays du voisinage.
Si l’Europe veut arriver à une neutralité carbone en 2050, si l’Europe veut être parmi les économies les plus dynamiques aux années 2050, elle ne peut pas y arriver sans une coopération avec le Sud de la Méditerranée, de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient.
L’Afrique subsaharienne est un marché de 4,3 trillions de dollars, c’est le continent où il y a le taux de croissance le plus élevé aujourd’hui, alors ce n’est pas de l’aide qu’elle attend aujourd’hui mais c’est un véritable partenariat pour des investissements efficients pour le bien-être de l’Afrique et aussi de l’Europe.
La gestion des relations entre les pays méditerranéens dont la Palestine et Israël dans ce contexte-là, n’est pas des plus aisée, comment pouvez-vous être un élément d’apaisement dans le cadre de votre rôle ?
C’est très dur. Nous sommes, en tant qu’UPM, orientés vers les questions de développement humain et de développement soutenable. Le contexte actuel est difficile pour qui que soit tenant les rênes de l’organisation, il faut que les grands pays de la région prennent les décisions nécessaires pour avoir l’impact voulu.
Les acteurs internationaux importants et les nations unis doivent remplir leur rôle avant les autres. Je rappelle que l’idée de la création de notre organisation est née du processus de Barcelone née après les accords d’Oslo. C’est une promesse de paix au Moyen-Orient que nous espérions aussi honorer à travers ce cadre de coopération. Nous sommes le seul cadre international où la Palestine et Israël sont des membres à parts égales.
Aller jusqu’à dire jouer un rôle politique aujourd’hui, n’est pas réaliste et encore moins possible. Nous travaillons essentiellement sur l’étude des raisons des conflits et sur l’économique et le social et nous ne pouvons qu’espérer la paix dans la région avec deux états indépendants.
UPM et politique de voisinage, y-a-t-il interférence ?
La politique de voisinage est très importante, avec un volet financier très consistant dont la Tunisie est un pays bénéficiaire. Les maîtres d’œuvre de cette politique disposent de beaucoup plus de moyens que nous à l’UPM.
La politique de voisinage est bilatérale, c’est l’Europe et la Tunisie, l’Europe et le Maroc, l’Europe et l’Egypte etc. Notre mission à nous relève de la coopération régionale. Nous travaillons tous ensemble, nous sommes des facilitateurs et nous nous situons dans une vision interrégionale.
Les politiques que nous adoptons ne sont pas faites par le Nord seulement ou le Sud à lui seul, nous les décidons ensemble, dans un cadre de concertation, pour arriver à un consensus sur les axes de coopération. La politique de voisinage est une politique européenne et bilatérale et ne revêt pas une dimension régionale.
Pensez-vous qu’un jour l’UPM pourrait avoir une force de frappe lui permettant d’être un acteur réel dans la prise de décisions déterminantes pour la Méditerranée ?
Un jour peut-être. Mais pas maintenant, ce que nous faisons aujourd’hui est d’établir des diagnostics, proposer, argumenter et rapprocher les points de vue de nos membres à propos de problématiques qui touchent tout le monde. Nous pourrons peut-être un jour devenir un acteur réel pour l’édification d’une communauté de destin économique, sociale et humaine et l’établissement d’un ordre méditerranéen stable et durable mais pas tout de suite.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali