Une baisse de l’investissement industriel, un moral au plus bas des chefs d’entreprises industrielles révélé par les résultats de l’enquête d’opinion trimestrielle auprès des chefs d’entreprises industrielles et un projet de loi des Finances assez controversé car estiment, nombre d’experts, approximatif, versant dans la facilité et incohérent. Les mesures prises dans la loi des finances 2024, pourraient-elles relancer l’investissement ?
Réponses, dans l’entretien ci-après, de Khalil Laabidi ancien président de l’Instance Tunisienne de l’Investissement (ITI)et aujourd’hui expert fiscal et consultant en Investissements.
Pensez-vous pertinente la mesure prise par le ministère des Finances dans le cadre du projet de loi 2024 d’imposer une TVA de 19 % au secteur immobilier et est-ce que le consommateur final, ne sera pas lui-même la première victime de cette décision ?
L’application de la TVA au taux de 10% sur le secteur de l’immobilier est une décision prise il y a plusieurs années mais dont l’application a été différée vu la situation du secteur et celle de l’économie tunisienne en général ainsi que la baisse du pouvoir d’achat.
Nous voyons aujourd’hui, avec le projet de la loi de finances 2024 que le ministère des Finances a décidé d’appliquer le taux de 19% de TVA au secteur de l’immobilier à partir de 1er janvier 2024.
La première question qui se pose : l’économie du pays ou le pouvoir d’achat se sont-ils améliorés ? Bien au contraire, il se sont encore détériorés. Alors pourquoi vouloir appliquer cette mesure aujourd’hui alors qu’avant on a décidé de sursoir à son application à cause de la crise et de la crise de l’économie nationale ? Ignore-t-on les conséquences de cette mesure sur le secteur de l’immobilier et sur le consommateur ? Qui ignore que la TVA est une taxe payée par le consommateur final qui ne peut pas profiter de la déduction sur la TVA. Cette mesure impactera directement le prix du logement par une augmentation de 6% minimum.
La TVA à 19% sur l’immobilier en 2024 pourrait créer une récession prolongée dès l’année prochaine
Un deuxième point : le prix des matériaux de la construction a flambé depuis le début de la guerre en Ukraine. A la rareté de ressources, il y a aussi le prix de la main d’œuvre qui a augmenté, comment pouvons-nous dans ce cas parler de l’accès du citoyen au logement ?
Troisième point : la politique de taux d’intérêt exercé par les banques sur les crédits logements est une politique dissuasive. Les taux d’intérêt sont élevés, même si les crédits ne sont pas risqués puisqu’ils sont garantis par le logement lui-même qui généralement neuf.
Tous ces facteurs vont faire que le prix du logement va augmenter et suivre un mouvement contraire au mouvement du pouvoir d’achat qui a considérablement baissé. Je crains bien que, le secteur vive une récession prolongée à partir de 2024 et donc impactera les 900.000 travailleurs dans le secteur.
Pire, ce ne sont pas seulement les promoteurs immobiliers qui en pâtiront mais aussi les entreprises de construction, de transport de matériaux, les usines qui fabriquent les matériaux de construction. Toute la chaîne de valeurs de l’immobilier et du BTP sera touchée.
Il y a aussi la mesure portant institution d’une redevance au titre des dérivés du lait, sauf les yaourts, crème fraiche, fromage ou autres, l’estimez-vous pertinente ?
Nous savons qu’à peu près 35% du lait produit en Tunisie, est orienté par les industriels vers les produits comme la crème fraiche ou les fromages et les préparations alimentaires, puisque le taux de marge sur ces produits est plus élevé, ce qui, en partie, fait que pendant certaines périodes on ne trouve plus de lait frais.
Nous avons a vu des situations de pénurie qui ne sont pas uniquement la conséquence de la baisse de la lactation. La redevance a un double objectif, le premier constitue à freiner la tendance des industriels à choisir la transformation du lait en produits dérivés à plus grande marge bénéficiaire et deuxièmement un objectif budgétaire puisque l’Etat doit beaucoup d’argent en termes de subvention au secteur laitier.
Les mesures de relance économique sont timides, focalisées sur les PME, insuffisantes pour stimuler une reprise significative
Des dettes qui n’ont pas été honorées à ce jour par manque de ressources. Je suppose que les rentrées de cette redevance vont servir à payer les dettes de l’Etat et sera encore une fois supportée par le consommateur final. Elle va être certainement répercutée par les industriels sur le prix final car ces derniers refusent toujours de réduire leurs marges.
Il n’y a pas de dissymétrie puisqu’elle touchera aussi bien l’importation que la production locale. C’est une vision budgétaire plutôt économique qui ne résoudra pas définitivement le problème de la subvention œuvrera à modestement la financer. C’est l’objectif de cette mesure à mon avis.
Quelles sont d’après vous les mesures qui encouragent l’investissement dans le projet de loi de Finances 2024 ?
Nous n’avons pas décelé des mesures de relance qui visent les industries de transformation à forte employabilité et à fort potentiel d’exportation. Les quelques mesures qui encouragent l’investissement sont orientées vers les petites entreprises. Elles participent à la restructuration financière de quelques entreprises, à l’appui au financement des PME. Elles sont certes de bonnes mesures mais insuffisantes pour une relance.
Pour assurer une relance économique, il faut s’orienter vers deux types d’investissement. Premièrement vers les grandes entreprises exportatrices à forte valeur ajoutée et à forte employabilité. Il ne s’agit pas forcément des mesures de fiscalité. Elles peuvent être des mesures de liberté d’investissements, de diminution des contraintes à l’investissement, et aussi à l’avantage des investissements publics. Nous savons qu’un dinar dépensé en investissement public ramène dix dinars en investissement privé.
La lutte contre la fraude fiscale doit s’étendre au secteur parallèle avec des incitations et des mesures dissuasives efficaces
Nous n’avons pas vu une augmentation de l’investissement public au contraire et pas de mesures de relance économique pour les entreprises locomotives de l’industrie tunisienne.
Cette année, je pense, sera consacrée aux problématiques de la subvention, de l’économie verte, de l’économie circulaire et à ce niveau, il y a de très bonnes mesures que nous saluons. D’autres mesures ont été prises au niveau des recettes fiscales, des pénalités et des procédures fiscales qui sont des mesures de rectification du tir par rapport à la loi de finances de l’année dernière.
Et qu’on est-il des mesures prises pour lutter contre la fraude fiscale ?
Je pense qu’on est en train de prendre des mesures antifraudes à un secteur déjà organisé, qui est déclaré et qu’on connait. Le secteur parallèle où on draine un chiffre d’affaires très élevé est aujourd’hui en dehors de ce cercle et est insensible à toute les mesures de la loi de Finances. La fraude fiscale vient de ce secteur-là, parce que c’est un secteur où les échanges se font en espèces et où dinars et devises sont en libre circulation.
Les mesures frappent ceux qui sont organisés et les incitent à être plus transparent certes, mais je pense que l’Etat doit prendre des mesures concrètes d’encouragement et d’autres dissuasives pour intégrer le secteur parallèle dans le circuit de l’économie formelle. Il faut faire des encouragements fiscaux et financiers pour tout ce qui est paiement par carte bancaire et par virement, enlever beaucoup de redevances, diminuer la tva pour encourager les opérateurs transparents qui ne doivent pas être pénalisés parce qu’entrepreneurs dans le secteur formel.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali