Tout le long de la cavale des cinq fuyards de la prison de Mornaguia laquelle a duré une semaine, journalistes, animateurs et chroniqueurs des radios et chaînes de télévision privée ont manifesté une animosité inouïe à l’endroit du pouvoir exécutif. Ils lui ont reproché de ne pas avoir communiqué ni sur les circonstances de la fuite des terroristes ni sur les circonstances de leur arrestation.
Dans leur argumentaire, ils estiment que dans une démocratie qui se respecte, « le cas de la Tunisie », d’après eux, les citoyens ont droit à l’information et les médias ont pour mission de la leur transmettre.
Tendance de l’exécutif à ignorer les médias privés
A priori, en tolérant que les réseaux sociaux, secteur informel de l’information, communiquent sur une si grave affaire sans publier aucun communiqué et aucun démenti des informations colportées, le pouvoir exécutif donne l’impression qu’il n’a plus confiance dans les médias privés. Les médias publics étant aux ordres. D’ailleurs ce n’est pas une nouvelle tendance.
« Les deux-tiers des citoyens tunisiens ne font pas confiance ni au contenu des médias, ni aux journalistes et chroniqueurs »
Abstraction faite de cette affaire de fuite des terroristes, l’exécutif, et particulièrement, les premiers responsables des institutions de souveraineté, le président de la République, les ministres de la défense, de la justice et de l’intérieur n’ont jamais éprouvé le besoin d’accorder une quelconque interview aux médias privés. Cela pour dire que le divorce entre ces institutions et les médias privés était et est, le moins qu’on puisse dire, net et sans appel. Néanmoins, le pouvoir exécutif n’est pas la seule partie à ne pas avoir confiance dans ces médias.
Les médias tunisiens,«une source de stress et d’énergie négative »
Une très récente étude dont les résultats ont été publiés, les 30 et 31 octobre 2023, a fait des révélations qui méritent qu’on s’y attarde. Ainsi, les deux-tiers des citoyens tunisiens «ne font pas confiance ni au contenu des médias, ni aux journalistes et chroniqueurs ».
L’étude, intitulée « Restaurer la confiance dans les médias », a été réalisée par le cabinet d’études et de conseil tunisien Prodata. Elle a été présentée lors d’une conférence de presse organisée par l’Institut des sciences de la presse et de l’information (IPSI) en collaboration avec le Centre baltique pour l’excellence des médias, le Bureau de l’Unesco au Maghreb et le programme tunisien de soutien aux médias (PAMT).
L’indépendance des médias n’a jamais été soutenue ou parrainée, de manière claire et ferme, comme un projet démocratique
Selon les personnes sondées dans le cadre de cette étude, les tunisiens reprochent aux médias locaux « de présenter des informations sans les analyser, de ne pas proposer de solutions à des questions sensibles qui restent floues pour le public, telles que les réformes économiques majeures et l’inflation ».
Les personnes sondées se sont également plaintes du manque d’objectivité dans le traitement de l’information, notamment dans le domaine économique.
Point d’orgue des révélations de cette étude : les personnes interrogées, dont 80% sont des femmes, considèrent les médias comme «une source de stress et d’énergie négative». Dont acte.
Il faut dire qu’Internet et les réseaux sociaux ont porté un coup dur aux médias traditionnels tels que la télévision, la radio et les journaux, et sont devenus la principale source d’information, surtout après la crise du coronavirus.
Des médias hors-jeu depuis le soulèvement de 2011
Quant à nous, nous pensons que l’émergence en grand nombre de médias audiovisuels privés, après le soulèvement du 14 janvier 2011, n’a pas servi ni la démocratie, ni la liberté de presse, ni la liberté d’expression. Bien au contraire, ces médias ont commis la grave erreur d’évoluer à contre-courant, d’entraver le processus démocratique et de le compromettre au profit de partis sans projets de société et de groupes mafieux politico-financiers.
Concrètement, nous pensons que ces médias ont commis trois erreurs majeures.
La première a consisté à tolérer, sur leurs plateaux, au nom d’une soi-disant objectivité professionnelle journalistique, le terrorisme et ses adeptes alors que la règle à observer à l’époque était « zéro tolérance » vis-à-vis des djihadistes terroristes. C’est impardonnable. Le principe est simple : on ne peut être ni objectif ni neutre avec les terroristes.
Les médias locaux présentent des informations sans les analyser, de ne pas proposer de solutions à des questions sensibles qui restent floues pour le public
La deuxième erreur a été d’adhérer sans gardes fous à la particratie de la décennie noire, d’avoir fait le jeu de lobbys mafieux politico-financiers et d’avoir préféré le buzz et l’argent facile. Ils ont fait rater au pays, la possibilité de disposer pour la première fois d’une presse indépendante au service des véritables causes développementales et politiques du pays.
L’enjeu était clair. Il s’agit de conscientiser la population, de l’éduquer et de l’orienter sur de bonnes bases et non de se servir de son inculture et de sa sous-information pour la bombarder de débats futiles et sans lendemain.
La troisième erreur a été de se focaliser, après le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021, sur le dénigrement systématique de la personne autocrate de Kaies Saied et de son projet politique, « la démocrature ». Ces médias privés, qui ont défendu unanimement en temps réel et de manière indécente, les intérêts des partis et de lobbys apatrides, ont omis que le Chef de l’Etat n’est pas toute la Tunisie et encore moins tous les Tunisiens.
Une question de bons sens : le président de la République ne peut en aucune manière se confondre pas avec toutes les préoccupations du pays. Le rôle des médias était en principe d’attirer l’attention sur d’autres problématiques autres que celle du chef de l’Etat et de sensibiliser l’opinion publique sur d’autres questions d’intérêt général (réchauffement climatique, stress hydrique, vieillissement de la population, décrochage scolaire, sécurité et autosuffisance alimentaire, énergies vertes, pollution, modèle de développement, contrat social…).
A la lumière de ces erreurs, il n’était guère étonnant de voir le pouvoir exécutif en place tout autant que l’écrasante majorité des Tunisiens, bouder les médias locaux et s’en détourner.
Cela pour dire finalement qu’en matière de liberté de presse, nous sommes toujours au stade zéro. Les médias sont, constamment, à la recherche de leur indépendance et à leur émergence en tant que contre-pouvoir crédible faisant l’objet d’un consensus de tous les forces vives du pays.
Nous ne pouvons pas nous interdire finalement de constater que depuis l’accès du pays à l’indépendance, et jusqu’à ce jour, l’indépendance des médias n’a jamais été soutenue ou parrainée, de manière claire et ferme, comme un projet démocratique, par une quelconque force politique ou par un quelconque mouvement social influent. Bien au contraire, ils ont été, constamment, instrumentalisés par ces mêmes forces à des fins partisanes et claniques.
Morale de l’histoire, le secteur continuera à pâtir d’une triple crise :
- Une crise de contenu,
- Une crise de gouvernance et
- Une crise de relations incestueuses avec les mondes de l’argent et du politique qui ne cherchent qu’à le contrôler.