Le 6 décembre courant, au siège de l’organisation des Nations Unies à New York, lors des travaux de la 22e session de l’Assemblée des Etats parties au Statut de Rome, la communauté internationale a élu les 18 juges de la Cour pénale internationale (CPI), pilier essentiel du système de justice pénale internationale.
Une élection qui survient cette année sur fond de manifestations imposantes qui ne cessent de déferler sur les rues des capitales aux quatre coins du monde pour décrier les atrocités commises sur une large échelle à Gaza et plaider en faveur d’une justice pénale internationale plus juste et équitable.
La Tunisie se doit d’être fière de voir un de ses enfants prodiges, Haykel Ben Mahfoudh, élu membre de ce prestigieux “club des sages”, une première du genre pour un juriste tunisien et arabe depuis la création de la Cour en 2002.
Haykel Ben Mahfoudh a le grade de docteur de droit international humanitaire (DIH) de l’université de Carthage où il a enseigné pendant 27 ans. Son sujet de thèse de doctorat a porté sur : “La protection de l’environnement en période de conflits armés”.
Thèse brillamment soutenue en 2005 et décrochée avec mention très honorable avec félicitations du jury. Depuis janvier 2022, il est au poste de chef de la délégation universitaire tunisienne en Amérique du Nord.
Il compte à son actif un florilège d’ouvrages et d’articles de recherche de référence dans les domaines de la sécurité, des conflits armés et des droits de l’homme. Ses travaux sont largement appréciés pour leur profondeur, originalité et leur démarche synthétique qui permet de bien cerner les enjeux théoriques et pratiques des grandes questions de sécurité internationale, de démocratie et de protection de la personne humaine.
Dr. Haykel Ben Mahfoudh est un expert international auprès de bon nombre d’organisations internationales et régionales opérant dans le domaine de la réforme de la sécurité, de la construction de l’Etat de droit et de la réforme des institutions dans la région MENA.
Il a une parfaite connaissance des conditions de mise en cause de la responsabilité pénale des auteurs des infractions graves aux règles humanitaires. C’est aussi un fin connaisseur de la jurisprudence internationale et comparée dans ces domaines, il contribue à la diffusion de la connaissance et au développement des mécanismes de lutte contre l’impunité dans la région arabe.
Dans un entretien accordé l’agence Tunis Afrique Presse (TAP), l’expert a livré ses visions et perceptions sur l’office du juge pénal international et décrypté les “coulisses” du processus électif et diplomatique ayant a abouti à son élection en tant que juge à la CPI.
Il a également évoqué la “trajectoire judiciaire” réservée à toute action en justice portée devant la CPI.
Comment le professeur Haykel Ben Mahfoudh, le candidat tunisien, va-t-il appréhender son nouveau poste en tant que juge au sein de la CPI ?
En tant que juge tunisien, je suis profondément convaincu que la CPI doit être un organe indépendant, efficient et diligent. Cet organe judiciaire-clé de la justice pénale internationale doit bénéficier d’un surcroit de légitimité et de crédibilité pour pouvoir exercer convenablement sa mission dans le cadre du respect des trois piliers de la fonction de juger à savoir l’indépendance, l’impartialité et le professionnalisme.
Je suis élu juge à la CPI non pas en tant que personne nommément désignée mais plutôt en ma qualité de juriste issu d’une tradition juridique tunisienne, arabo-africaine et méditerranéenne bien ancrée dans la justice pénale et la protection des droits de l’homme, deux domaines de prédilection auxquels je suis voué à œuvrer en vue de les mettre en œuvre.
En ma qualité de juge tunisien et arabe, je tâcherai à consacrer une approche juridique centrée sur la revendication des droits légitimes et leur mise en œuvre, sur le droit des victimes à connaître la vérité et sur leur droit à une réparation équitable.
Pour ce faire, il importe que la CPI réponde parfaitement aux aspirations et aux attentes des peuples et des Etats, notamment, lorsqu’il est question de statuer sur des crimes et de violations dont le mobile est culturel, religieux ou ethnique ou encore portant atteinte à l’environnement ou encore des atteintes perpétrées en temps de conflits armés ou d’agression.
Face à ces constructions juridiques délicates et subtiles, le juge pénal international est appelé à exercer son œuvre prétorienne de façon indépendante, efficace et crédible.
Quel est rôle dévolu à la CPI dans le système international de la paix et de la sécurité internationales à la lumière du flot de critiques fusant de tous bords ?
La CPI est un élément-clé du système de paix et de sécurité internationales. Son rôle essentiel consiste à maintenir la paix et à prévenir les crimes graves qui pourraient enclencher des conflits et des guerres, exacerber des tensions, provoquer des génocides de groupes ethniques et religieux, déstabiliser des Etats ou menacer l’humanité tout entière dans son existence.
En matière de crime d’agression, la CPI joue un rôle de premier plan, en ce sens que sa mission consiste à instaurer la paix par la justice. La philosophie sous-tendant cette juridiction internationale repose sur un principe élémentaire en vertu duquel nul ne peut bénéficier de l’impunité. Autant la CPI est impartiale, efficace, diligente et représentative des Etats, autant elle bénéficie du crédit auprès de la communauté internationale et assoit la ferme conviction selon laquelle la justice est le seul moyen fiable pour instaurer la sécurité dans le monde entier.
Les critiques qui fusent de tous bords sur la crédibilité de la CPI et son rôle dans le système juridique international ne peuvent nullement nous faire perdre de vue que la suprématie du Droit a été de tout temps la meilleure garantie de sécurité qui s’offre à l’humanité face aux débordements et aux dérives.
Dans l’état actuel des choses, la création de la Cour pénale internationale s’avère être une œuvre ardue à entreprendre à la lumière des équilibres politiques dans le monde contemporain. Le processus amorcé en 1998 et qui a abouti à la création “historique” de la CPI doit être en contrepartie vivement applaudi, dès lors que cette juridiction-clé est venue instaurer un socle de valeurs fondamentales autour de la justice et de l’équité.
Raison pour laquelle, il est plus que jamais impérieux de soutenir cette Cour, en ressources et en moyens, pour qu’elle puisse accomplir pleinement et souverainement sa mission.
Pouvez-vous nous donner plus de détails sur l’issue de la plainte déposée par l’avocat français Gilles Devers le 9 novembre dernier au nom de 300 avocats du monde entier devant la CPI dans une perspective d’évoquer les crimes de génocide perpétrés contre le peuple palestinien ?
Etant élu à la CPI et donc soumis au devoir de la neutralité et de l’obligation de réserve, je ne suis pas en mesure de pouvoir m’exprimer sur cette question. Néanmoins, je tiens à vous souligner que le statut de Rome a institué une “trajectoire” judiciaire réservée à chaque affaire portée devant la CPI.
Dans le cadre de cet arsenal procédural, le procureur de la Cour occupe une place-clé, en ce sens qu’il revient à lui seul d’engager des informations judiciaires sur fond d’allégations de crimes ou de violations.
Les juges, quant à eux, ils statuent sur les affaires qui leur ont été déférées sur la base des enquêtes menées par le procureur. En conséquence, la question de savoir s’il est opportun d’ouvrir une enquête sur une affaire particulière ou sur des violations ou crimes potentiels ne relève pas du ressort des juges de la CPI mais plutôt du procureur lui-même.
Les principales autorités et organes chargés d’engager une enquête et poursuites devant la CPI sont essentiellement les Etats-membres au statut de Rome, un Etat tiers ayant reconnu la compétence universelle de la Cour ainsi que le Conseil de sécurité de l’ONU et le procureur de la CPI.
S’agissant de l’office des juges de la Cour, leur mission consiste à donner suite aux chefs d’accusation avancés lors de la phase préliminaire ou à admettre l’étendue de la responsabilité des accusés. Dans ce cas, les juges peuvent soit acquitter la personne soupçonnée, soit la condamner. Ils peuvent également statuer sur la responsabilité pénale et criminelle de celle-ci sur fond d’un jugement de condamnation. A ce titre, ils rendent des jugements en vertu desquels ils ordonnent une réparation appropriée aux victimes, que celles-ci soient particuliers ou collectivités.
Est-ce que vous pouvez nous révéler plus de détails sur les péripéties de votre élection ainsi que les efforts diplomatiques déployés en vue de booster votre candidature lors du processus du vote ?
Le processus de vote est une opération “complexe” faisant impliquer moults considérations et facteurs. Cependant, le soutien politique et diplomatique ainsi l’action menée aux plus hauts niveaux sont autant de facteurs-clés qui jouent un rôle majeur dans la sélection du candidat, notamment lorsque celui-ci est largement apprécié pour sa compétence et expertise avérées et sa solide expérience dans le domaine.
Pour ce qui est processus d’élection, le vote a été effectué par 123 pays membres du Statut de Rome de la Cour pénale internationale en vertu d’un faisceau de critères strictement et rigoureusement établis et répondant à des considérations liées à l’efficacité, à l’indépendance et à l’impartialité.
A cela s’ajoute le souci de veiller à une représentativité géographique équilibrée aussi bien des candidats que des systèmes juridiques en vigueur dans le monde et ce conformément aux dispositions de l’article 36 du statut de Rome.
Au terme d’un examen approfondi des dossiers, le comité d’évaluation a rendu son rapport fin juillet 2023 et a classé les candidats selon quatre grades. Sur la liste des candidats retenus, je figurais parmi les cinq premiers avec 86 voix.
Dans la pratique, les candidats sont appuyés souvent par les gouvernements de leurs pays selon une grille de sélection basée la haute moralité, la compétence, l’indépendance et l’impartialité.
En mon cas, j’ai soumis ma candidature auprès du Ministère des Affaires Etrangères et de la Présidence de la République, lesquels se sont engagés à examiner mon dossier et ont appuyé ma candidature pour représenter le groupe des pays africains au sein de la CPI.
L’activisme diplomatique et politique tunisien a été déployé à “double vitesse” auprès de la présidence de la République et du département des affaires étrangères.
La présidence de la République, elle, s’est chargée de l’envoi des messages de soutien et d’appui aux différents chefs d’Etat et de gouvernement des pays-membres de la CPI.
Le département des affaires étrangères s’est, quant à lui, efforcé, stratégie de communication aidant, à présenter au mieux ma vision, la feuille de route pour le poste pressenti. Dans ce contexte, l’idée-force était de mobiliser le soutien pour booster ma candidature en tant juriste “tunisien” et “arabe” dans une perspective de “percer” le système de la justice pénale internationale.
Sur un autre plan, les missions diplomatiques tunisiennes ont déployé des efforts incommensurables pour nouer et établir des contacts avec les pays et les ministres des Affaires étrangères des pays d’accréditation et les représentations diplomatiques multilatérales.
Quant à moi, j’ai effectué des déplacements pour présenter ma vision et exposer de la manière la plus claire et la plus convaincante mes vues et perceptions sur la question de la justice pénale internationale.