Dimanche 24 décembre, Mokhtar Lamari, économiste et universitaire tunisien installé au Canada, publiait sur son blog « Economics for Tunisia » un article sur les élections locales en Tunisie. La journée électorale clôturée, la réaction à son écrit arriva vite, venant de Najib Ben Ayed, de formation économiste et opérateur privé qui a donné le nom à l’article ci-présent. Un échange assez édifiant sur la réalité sociopolitique tunisienne que nous nous permettons de republier sur WMC.
« Les universitaires tunisiens expatriés en Amérique du Nord observent, la main sur le cœur le taux de participation aux élections locales ayant eu lieu dimanche 24 décembre, écrivait Mokhtar Lamari. Un taux de participation inférieur à 33% veut dire échec et camouflet. C’est déjà le cas, ce qui annonce un début d’un pénible compte à rebours… Les Tunisiens sont entrés dans les bureaux de vote dimanche lors des premières élections pour une nouvelle deuxième chambre du parlement en vertu d’une constitution adoptée l’année dernière par le président Kais Saied. Les opposants à Saied soutiennent que l’élection est la dernière étape de l’agenda “autoritaire” du président. Ils appellent au boycott de ces élections, jugées de facto inutiles, coûteuses et peu justifiables, alors que l’économie est à genoux ».
Ce a quoi répond Najib Ben Ayed en titrant : « Fatigue démocratique, apathie électorale : où va la Tunisie ? »
« Tout en saluant les universitaires Tunisiens installés en Amérique du Nord, et tout en leur rendant hommage pour la qualité de leurs enseignements, et leurs travaux dans leurs différents domaines d’expertise, je me permets de relever un optimisme exagéré en fixant la barre du taux de participation éventuel à 33%.
“La démocratie est mesurée par l’engagement électoral et le dialogue critique.” – Moktar Lamari
Alors que nous restons sur un record mondial d’abstention pour les élections législatives tenues au mois de juillet dernier, s’agissant d’élire les députés pour une institution familière aux Tunisiens, on ne pouvait guère s’attendre à mieux, pour des élections censées assoir une nouvelle chambre, dont la loi fondamentale n’est pas encore écrite, dont les prérogatives sont floues ou méconnues et dont la plupart des Tunisiens n’en saisissent ni l’utilité et ni la finalité.
Ces élections à répétition, et les désastres à répétition auxquels elles donnent lieu, consacrent hélas une approche de gouvernance initiée en Tunisie depuis 2011 et particulièrement mieux suivie ces dernières années, à savoir la fuite en avant, sous toutes ses déclinaisons : politique, institutionnelle, économique, financière, sociale, etc…Quel que soit le secteur et quel que soit l’objet, on s’interdit toute autocritique, toute évaluation, toute appréciation. On ne tolère plus aucune mise en cause, aucun désaveu, aucune critique, aucune opposition.
“L’échec des urnes reflète souvent un fossé entre le peuple et ses dirigeants.” – Najib Ben Ayed
Il en découle une banalisation de tout et pour tout. Alors que dans les régimes démocratiques, un taux d’abstention de 90% dans une élection nationale se répercute par un séisme politique, engendrant le renvoi des premiers responsables politiques du pays, la nullité de l’élection elle-même pour défaut de représentativité et de légitimité des élus, chez nous, le parlement élu avec 10% du corps électoral se réunit et légifère ! Ainsi donc des taux de participation de 10% ne sont plus frappés par l’anathème démocratique et la récidive n’est plus perçue comme un vice.
L’échec des élections récentes poussera-t-il les décideurs politiques à changer de cap ?
Cet échange entre un expatrié tunisien universitaire émérite qui vit au Canada avec le regard rivé sur la mère patrie suivant au grain ce qui s’y passe, commentant et analysant les faits économiques et un opérateur privé révèle le désarroi des Tunisiens où qu’ils soient à propos des politiques suivies dans leur pays.
Les décideurs sur place devraient peut-être initier une véritable réflexion et une autoévaluation de leur exercice du pouvoir en évitant surtout de jeter l’anathème sur les autres qu’il s’agisse de « comploteurs, mercenaires politiques, médias aux bottes des lobbys traitres » ou prétendus ennemis de la patrie. Car pour la plupart des Tunisiens véritables patriotes, qui considèrent la page de la nahdha et de ses alliés tournée, la responsabilité incombe en prime à ceux qui dirigent aujourd’hui la Tunisie sur son recul à tous les niveaux.
“La résistance muette des abstentionnistes révèle un mécontentement profond.” – Najib Ben Ayed
En boudant les urnes, 88% des Tunisiens refusent de décerner un satisfecit à des gouvernants qui ne répondent plus à leurs attentes et qui ont déçu leur espoir de voir le pays reprendre son essor. Une Tunisie qui résiste et s’oppose par la démission et le silence.
Depuis 2011, le poids des abstentionnistes n’a cessé de s’affirmer devant les décideurs politiques du pays. Une résistance muette observée du temps de Ben Ali durant le règne duquel, le pays n’a, pourtant pas, traversé autant de débandades et l’économie n’a pas essuyé autant d’échecs.
La Tunisie qui ne répond plus aux vœux de ses électeurs n’arrive plus à les convaincre du bien-fondé des choix entrepris dans la gestion des affaires de l’Etat.
Plus qu’un déficit de connaissance fondamental pour l’éducation à la citoyenneté tunisienne, c’est le vécu des Tunisiens décevant à plus d’un titre qui s’est exprimé par cette ignorance des élections. L’engouement de 2011 a fait place à beaucoup de désillusions nées d’une fracture profonde entre le peuple et non la « populace » et ceux qui, en haut lieu, décident de son avenir et du futur du pays. Le peuple souffre et exprime son rejet des politiques suivies en se retranchant dans un mutisme têtu.
L’échec des élections locales prouve encore une fois que la guerre pour gagner l’approbation du peuple ne passe pas par la chasse aux sorcières, ou les arrestations aveugles au nom de la lutte contre la corruption !
L’échec des récentes élections prouve que le Parti « Irhi » (écrase) ne pèse rien face à la majorité silencieuse. Une majorité qui attend et espère toujours une révision des politiques suivies pour un mieux être et pour un véritable rétablissement de l’Etat de droit sans fausses allégeances et sans populisme outrancier.
L’amour, et le respect dus aux gouvernants ne se mesure pas aux commentaires approuvant tout acte émanant de l’autorité supérieure, car ils peuvent porter un autre nom: une soumission née de la peur. La foi dans un régime émane du respect et de la confiance qu’il peut instaurer en établissant l’Etat de droit.
Les peuples sont versatiles et dans l’histoire de la Tunisie, il y a eu un grand poète qui a tout résumé dans les vers suivants :
« Doucement ! Que ne te trompent pas le printemps,
La clarté de l’air et la lumière du jour
Dans l’horizon vaste, il y a l’horreur de la nuit
Le grondement du tonnerre et les rafales du vent
Attention ! Sous la cendre, il y a des flammes
Celui qui plante les épines récolte les blessures »
Vous l’avez reconnu, c’est le grand, l’immense Abou Al Kacem Chebbi
Amel Belhadj Ali avec Economics for Tunisia