Perçue, depuis longtemps, comme l’apanage exclusif, des syndicats, la lutte contre l’emploi précaire, en partie à l’origine des émeutes de décembre 2010 et janvier 2011, vient de trouver, semble-t-il, un meilleur avocat, en la personne du Président de la république, Kaïes Saïed qui a décidé de faire sien ce combat.
En apparence, cet intérêt présidentiel soudain pour l’emploi temporaire s’inscrit dans une logique humaniste surtout quand le chef de l’Etat fait remarquer : «Tout comme le propriétaire de l’entreprise a le droit d’investir et de jouir de la liberté d’entreprendre, l’employé a, lui aussi, le droit non pas seulement à une rémunération équitable et juste mais aussi à bénéficier de la stabilité de l’emploi et de la couverture sociale ».
Le chef de l’Etat met fin au modèle de développement suivi depuis les années 70
Mais à regarder de près, cet intérêt ne manque pas d’enjeux politiques. Il comporte plusieurs messages forts.
Le premier serait d’en finir avec les politiques inéquitables du passé. Ainsi, en demandant, ces derniers jours, à son gouvernement de supprimer la sous-traitance dans les secteurs publics et privés et de réviser, à cette fin, le code du travail, le chef de l’Etat vient consacrer un acte de rupture net avec le modèle de développement sur lequel a été fondé l’économie du pays, depuis les années 70. Les gouvernants de l’époque, confrontés à une forte pression démographique et son corollaire, un fort taux de chômage, ont commis, un demi-siècle durant, l’erreur d’user et d’abuser de la sous-traitance et de l’emploi intérimaire.
C’est pourquoi, l’annonce de cette réforme structurelle va mettre dans l’embarras et même en difficulté plus d’une partie. Il s’agit, particulièrement, des makhzéniens qui ont gouverné le pays depuis les années 70 : partis politiques (PSD, RCD, Ennahdha, Nidaa Tounès..), organisations nationales (UGTT, UTICA…).
Pour perdurer, ces derniers, grisés par les avantages que leur procure le partage du pays comme un butin, ont opté pour la solution de facilité. Celle-là même qui consiste à recourir à la sous-traitance de la main d’œuvre pour résoudre les problématiques structurelles du coût de production et du taux chômage (18% de la population active) élevés, et ce, aux dépens d’importants pans marginalisés de la société, particulièrement, à l’ouest du pays.
La suppression de la sous-traitance va affaiblir les centrales syndicale et patronale
Cette décision de supprimer la sous-traitance et de réviser le code du travail pour mettre fin aux abus va affaiblir, de manière significative, les centrales syndicale (UGTT) et patronale (UTICA).
La première va perdre par l’effet de cette réforme d’importants filons d’adhérents intérimaires lesquels ont cru, jusqu’ici, que seule l’UGTT était la mieux indiquée pour les aider à mettre fin à leur statut précaire. L’UGTT l’a fait, déjà, en 2013 en régularisant la situation de milliers d’intérimaires dans le secteur public. La situation a depuis changé.
Le scénario prévisible serait que les intérimaires encore en activité vont cesser de croire en l’UGTT, de ne jurer, dorénavant, que par Kaïes Saied et d’aller gonfler son filon électoral pour la prochaine présidentielle.
Le cauchemar qui attend les patrons tunisiens aura, désormais, pour noms : la vérité des salaires et la stabilité et la pérennité des emplois.
L’atout du Chef de l’Etat réside dans sa tendance à conférer à sa réforme une dimension légale en déclarant : « le travail est un droit constitutionnel pour chaque citoyen, homme et femme (Constitution de 2022) et que l’État doit prendre les mesures nécessaires pour le garantir sur la base de la compétence et de l’équité ».
Quant au patronat, il va perdre à la faveur de la suppression des contrats à durée déterminée, sa compétitivité par rapport aux entreprises étrangères. Le cauchemar qui attend les patrons tunisiens aura, désormais, pour noms : la vérité des salaires et la stabilité et la pérennité des emplois.
A ce sujet, la masse des intérimaires est très sensible aux déclarations du chef de l’Etat quant il dit : « Pourquoi le travailleur ne perçoit-il pas un salaire intégral et équitable, alors que son employeur gagne plusieurs fois plus?».
Par delà cette détermination du Président de la république à mettre fin à la sous-traitance, au regard de l’ampleur de la réforme proposée et de ses effets multidimensionnels, la question est de s’interroger sur les moyens financiers et humains dont va disposer le chef de l’Etat pour la mener à terme, en cette période de récession économique avancée.
Cette révision réside dans la distinction nette entre la sous-traitance du travail et la sous-traitance de la main d’œuvre (prêt de la main d’œuvre)
Selon le secrétaire général de la Confédération générale du travail de Tunisie (CGTT), Habib Guiza son syndicat a déjà réfléchi sur les solutions depuis 2013. Il a confié à une commission technique présidée par le défunt Mongi Tarchouna , un projet de révision du Code du travail et a prévu tout un chapitre pour la réforme de la sous-traitance et la lutte contre l’emploi précaire.
Globalement la nouveauté de cette révision réside dans la distinction nette entre la sous-traitance du travail et la sous-traitance de la main d’œuvre (prêt de la main d’œuvre).
Dans le premier cas, une entreprise donneuse d’ordre confie à une autre entreprise sous-traitante, l’exécution d’une tâche sous sa propre responsabilité et avec le concours de son propre personnel. Dans le deuxième, le prêt de main d’oeuvre diffère de la sous-traitance précitée. C’est une mise à disposition d’un salarié par une entreprise à une autre.
Plus simplement encore, dans la première situation, l’entreprise sous-traitante s’engage en vertu d’un contrat commercial à fournir des prestations et à réaliser des opérations de production rémunérées pour le compte d’une autre entreprise donneuse d’ordre. Le contrat doit avoir pour objet l’exécution d’une tâche nettement définie que le donneur d’ordre ne veut ou ne peut pas accomplir lui-même avec son personnel, pour des raisons d’opportunité économique ou de spécificité technique.
Dans cette situation, le sous-traitant doit être le seul employeur du personnel utilisé, géré et rémunéré par lui, qu’il encadre et dirige dans l’accomplissement de sa tâche et qui demeure soumis à sa seule autorité.
“L’emploi décent et le salaire équitable sont des droits fondamentaux pour tous les travailleurs.” – Organisation Internationale du Travail
Pour le projet de code élaboré, par la CGTT, cette forme de sous-traitance est souhaitée et encouragée dans la mesure où elle favorise un emploi décent et un salaire équitable.
Ce même projet du Code du travail dont une copie a été envoyée aux services de la présidence de la république pour information, évoque, ensuite, la sous-traitance de la main d’œuvre ou prêt de la main-d’œuvre. Cette forme de sous-traitance s’oppose à l’emploi décent en ce sens où l’activité de l’entrepreneur sous-traitant consiste à fournir à l’entreprise donneuse d’ordre de la main d’œuvre en contrepartie d’une rémunération en sa qualité d’employeur.
Il s’agit d’un prêt de la main d’œuvre avec un but lucratif. Or dans la jurisprudence sociale, toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre est interdite. C’est justement ce type de sous-traitance que le Président Kaies Saied assimile à un « trafic d’êtres humains et d’exploitation de la misère des pauvres et de leur sueur».
Morale de l’histoire, par delà ces éclairages, nous pensons que la sous-traitance du travail dans sa tendance à créer des emplois décents continuera probablement à exister conformément à la loi. Par contre la sous-traitance de la main d’œuvre sera bannie. A bon entendeur.
Abou SARRA