La gestion de la dette publique est un sujet complexe et les stratégies pour y pallier varient d’un pays à l’autre. Nombreux sont les exemples où des pays ont mis en œuvre des échanges de titres et des opérations de rachat pour gérer leur dette. Dans l’entretien ci-après, Zied Ayoub expert financier auprès des tribunaux, aborde la question du taux d’endettement de la Tunisie et son coût faramineux dans l’optique de la récupération des dettes de l’Etat par la BCT, seule institution garante des équilibres monétaires du pays.
Il propose une nouvelle loi qui pourrait être un cadre de discussion pour les différentes parties prenantes. Le projet de loi a, d’ores et déjà, été soumis à l’appréciation de plusieurs blocs parlementaires au sein de l’assemblée des représentants du peuple
En quoi consiste ce projet de loi, comment pourrait-il œuvrer à réduire le taux d’endettement de la Tunisie, suscitera-t-il l’intérêt des décideurs publics et est-il réalisable dans le contexte actuel de l’économie nationale ?
Réponses dans l’entretien ci-après avec Zied Ayoub
Vous proposez un projet de loi qui pourrait changer la donne de l’endettement en Tunisie, comment est-ce possible ?
Au fait, c’est un projet de loi qui va limiter l’endettement du pays, réduire considérablement le coût de la dette et offrir à la Tunisie les moyens de sa souveraineté économique et monétaire.
Par quels mécanismes ?
Plusieurs, dont le rachat des Créances Étatiques et Bons du Trésor par la banque centrale.
Les banques placent les bons du Trésor en garantie auprès de la banque centrale en échange de lignes de financement. La banque centrale peut abandonner les lignes de financements en échange de l’achat des bons de trésors. Cette opération n’a aucun impact sur la masse monétaire et ne présente donc aucun risque inflationniste.
Ne pensez-vous pas que dans ce cas, c’est la BCT qui prends de grands risques en lieu et place des banques commerciales ?
Il n’y a pas de risques. Lorsqu’un titre est utilisé comme garantie, il protège contre le risque. Les titres étatiques sont généralement considérés comme plus sûrs que les titres privés dans une économie. Contrairement aux entreprises privées, l’État a moins de risque d’insolvabilité.
Oui mais pas dans un pays où les stratégies économiques sont désorientées et sans visibilité ?
La visibilité économique est essentielle pour le développement. Les bailleurs de fonds étrangers nous incitent à cacher le problème monétaire ou à le résoudre par des mesures économiques. Cependant, sans résoudre les problèmes financiers, la transition vers l’économie reste difficile. Actuellement, les intérêts des prêts contractés par la Tunisie ont atteint les 6,8 milliards de dinars. Imaginez ce montant investi dans des infrastructures créatrices de richesses. Ce sont les 4 points de croissance, dont nous avons besoin.
Là, nous sommes dans la logique de la poule et de l’œuf, qu’est ce qui prime, le monétaire ou l’économique ? Nous avons de graves problèmes économiques, parce que depuis 2011 nous n’avons pas su gérer nos finances, nous avons eu des prêts et ils n’ont jamais été investis dans la création de richesses mais plutôt dans les salaires, la reconstruction des carrières des amnistiés sans oublier l’absence de politiques économiques et la corruption. Avons-nous aujourd’hui des politiques économiques pertinentes ?
Il est impératif de mettre en place des stratégies économiques axées sur la création de la richesse en stimulant en prime l’investissement. Mais dites vous bien que nous ne pourrons jamais nous concentrer pleinement sur l’économie tant que le fardeau de la dette pèsera lourdement sur nos finances. Nous sommes pris dans un cercle vicieux, semblable, comme vous l’avez relevé à celui de la poule et de l’œuf.
Depuis 2011, nous n’avons pas su gérer nos finances de manière efficace. En réalité, les prêts empruntés depuis 2011 ont été utilisés à 80% pour le remboursement d’autres crédits, créant ainsi une spirale de dette exponentielle. Il s’agit donc d’un problème purement financier.
“L’endettement est devenu trop coûteux et nous sommes arrivés à un stade où nous ne pouvons plus nous endetter.”
À mon avis, recourir à l’endettement comme moyen de financement pour l’économie d’un État n’est pas judicieux. Cela peut être pertinent pour les entreprises qui peuvent bénéficier de l’effet de levier, mais pour un État, il est impossible de réaliser une croissance de 15%.
Même si nous réduisions le taux d’intérêt à 7%, il serait irréaliste de demander à l’État d’atteindre 7% de croissance et de rembourser en même temps 7% d’intérêts, au lieu de réinjecter cet argent dans l’économie.
Le problème fondamental est que nous avons contracté des crédits dont nous n’avions pas besoin après 2011. On nous a fait croire que nous avions besoin de ces crédits, mais en réalité, ils ont servi à financer des importations qui ont nui à l’économie tunisienne.
Une importation excessive a favorisé les produits étrangers au détriment des produits nationaux, contribuant ainsi à la destruction de notre économie par le biais de ce système de dette.
Si nous avions utilisé nos réserves de devises pour financer la dette extérieure en 2011/2012, nous aurions pu éviter l’effet boule de neige. Nous disposions de suffisamment de réserves pour le faire, et ne pas l’avoir fait est une grave erreur dont notre pays paie maintenant le prix. Actuellement, le montant de 24,6 milliards de dinars destiné au service de la dette pour cette année seulement, est énorme. Même les 7 milliards de dinars de financement direct représentent une solution précipitée à un problème créé il y a plus de 7 ans.
Et vous pensez pouvoir résoudre tous ces problèmes grâce à la loi que vous proposez ?
Cette loi vise à alléger le fardeau de la dette de l’État. Elle établit un cadre juridique qui traite à la fois des dettes intérieure et extérieure. J’ai d’ailleurs publié des articles qui renforcent et corroborent les hypothèses et la logique de mon approche.
Concrètement comment pensez-vous procéder ?
Pour le financement extérieur, la loi, que je propose, stipule que chaque fois que nous avons un solde de réserves en devises supérieur à 90 jours d’importation, nous devons utiliser ce solde pour rembourser la dette. Ainsi, pour chaque remboursement du service de la dette, nous utiliserons directement les réserves sans contracter de nouveaux crédits.
La banque centrale, qui effectuera ce paiement, recevra un titre de créance du Trésor public, avec une échéance de 7, 8 ou 10 ans à déterminer ultérieurement. Si le solde de devises est inférieur à 90 jours, le gouvernement et la banque centrale peuvent proposer des solutions à soumettre à l’assemblée, qui peut suivre ces recommandations ou en proposer d’autres.
“Si nous avions utilisé nos réserves de devises pour financer la dette extérieure en 2011/2012, nous aurions pu éviter l’effet boule de neige.”
En cas d’extrême nécessité, de nouveaux prêts peuvent être contractés, mais uniquement après approbation de l’assemblée. L’endettement est devenu trop coûteux et nous sommes arrivés à un stade où nous ne pouvons plus nous endetter.
Ce premier volet, si pris en compte, nous permettra d’alléger la dette d’un montant considérable pour cette année, estimé à 13 milliards de dinars en devises étrangères. Nous avons récemment remboursé 850 millions d’euros, soit environ 2,9 milliards de dinars.
Nous disposons donc d’une marge de manœuvre financière d’environ 10 milliards de dinars que nous pourrions économiser au lieu de contracter de nouvelles dettes pour les rembourser en tant que dettes extérieures. Nous ne serons plus contraints de procéder à un financement direct, comme cela a été le cas avec les 7 milliards de dinars, ni de recourir à d’autres crédits.
Je reviens sur le rachat des créances étatiques qui ont déjà été utilisées comme garanties en contrepartie du financement. La banque centrale détient des garanties sous forme de bons du Trésor d’une valeur de 15 milliards de dinars, en contrepartie de lignes de financement des banques.
La BCT peut racheter les créances de l’Etat et cette opération comptable, qui n’influence pas la masse monétaire, implique que pour chaque ligne de financement, nous rachetons les bons du Trésor préalablement placés en garantie.
Ces bons, bien entendu, doivent être rachetés à leur valeur nominale, en plus des intérêts encourus, assurant ainsi aux banques la perception de l’intégralité de leurs intérêts. Une fois ces titres en possession de la banque centrale, dès le jour du rachat, un taux d’intérêt réduit de 1% sera appliqué, un taux exceptionnel fixe, sans tenir compte du taux du marché monétaire (TMM), afin de ne pas alimenter l’effet boule de neige de l’endettement.
Ce taux de 1% servira uniquement à couvrir les frais de fonctionnement de la banque centrale.
Si j’ai bien compris, la banque centrale appliquera un taux d’intérêt de 1% sur les créances de l’État, vous parlez des nouveaux prêts ou de ceux déjà contractés au TMM + ?
La BCT se suffira de ce taux et le montant restant sera épargné par l’état. Si, à titre exceptionnel, les créances de l’État sont à un taux fixe de 1% et si ce taux est appliqué de manière exceptionnelle et uniquement entre la banque centrale et l’État, les bons du Trésor négociés sur le marché ne seront pas affectés et continueront d’être négociés comme à l’accoutumée sans aucune modification de leurs taux d’intérêt.
Il s’agit là d’un accord interne qui n’a pas d’incidence sur le marché. La banque centrale, en achetant des bons du Trésor au TMM plus un certain pourcentage, et en comptabilisant ensuite ces mêmes créances à un taux d’intérêt de 1%pour l’État, renonce effectivement à une partie de ses gains potentiels. Le taux d’intérêt de 1% serait appliqué dès le jour de l’achat et concernerait les anciens crédits.
Pour les bons du Trésor qui ont été utilisés comme garantie, la banque centrale a une ligne de financement facturée aux banques au TMM, alors que ces dernières perçoivent sur ces bons le TMM plus un pourcentage additionnel.
“Le problème fondamental est que nous avons contracté des crédits dont nous n’avions pas besoin après 2011.”
En rachetant ces bons, la banque centrale abandonne ses créances, c’est-à-dire qu’elle est payée au nominal plus le coupon couru. Le coupon couru représente les intérêts accumulés depuis la dernière émission d’intérêt.
Par exemple, si on est à six mois de l’émission, la banque centrale paiera aux banques la moitié de l’intérêt. Cela équivaut presque à rembourser un prêt six mois à l’avance, où les intérêts restants sont annulés. Si vous êtes la banque centrale et que j’ai un bon du Trésor avec un taux d’intérêt de 10%, et que le dernier paiement d’intérêt a été effectué six mois auparavant, j’ai droit à la moitié de l’intérêt. Si vous rachetez mon bon, vous me payez le nominal plus la moitié de l’intérêt encouru, en tant que banque, je reçois ce qui m’est dû.
Lorsque les banques ont besoin de financement et qu’elles se tournent vers la banque centrale en raison d’un manque de liquidité, la banque centrale exige qu’elles lui vendent des bons du Trésor. Cette vente est proportionnelle à l’échéance des besoins de financement. Par exemple, si le besoin de financement s’étale sur 3 ans, la banque centrale achètera des bons du Trésor dont l’échéance est d’environ 3 à 4 ans. Si le besoin est plus court, par exemple sur six mois ou sept mois, elle agira en conséquence.
Il y a les Bons du Trésor à l’Année (BTA) et les Bons du Trésor à Court Terme (BTC). Comment gérer d’après vous ?
Exactement, il va y avoir une gestion cohérente en fonction de la maturité du prêt. L’harmonisation entre la politique budgétaire et monétaire est essentielle. Il est clair que la banque centrale n’achètera pas un BTC de 4 mois en contrepartie d’un moyen de financement sur cinq ans. Cela permet d’éviter l’inflation en rachetant ces titres uniquement lorsque la liquidité est en manque auprès des banques, préservant ainsi, le rôle habituel de la BCT de régulateur, de la masse monétaire et du niveau de l’inflation.
Pensez-vous que la BCT a les moyens financiers de gérer ces opérations ?
La banque centrale a pour rôle d’injecter de la monnaie lorsque le marché a besoin de liquidités. Malheureusement, certaines personnes ont tendance à confondre cette injection monétaire avec la notion de “planche à billets”, ce qui est incorrect.
Lorsque le marché manque de liquidités, il est logique que la banque centrale crée de la monnaie pour stimuler l’économie. Actuellement, cette création monétaire se fait sous formes d’émission de lignes de financement auprès des banques, mais notre alternative consiste à rallier le rachat des bons du trésor à cette création monétaire, puis conserver les bons du Trésor une fois rachetés, jusqu’à leurs échéances : à court, moyen ou long terme. En récupérant ces bons du trésor, nous réduisons le coût du financement.
“Il est impératif de mettre en place des stratégies économiques axées sur la création de la richesse en stimulant en prime l’investissement.”
Il est important de noter que lorsque nous remplaçons un crédit par un autre (comme c’est le cas actuellement avec les bons du trésor), nous ne connaissons pas l’identité des nouveaux souscripteurs : le nouvel emprunt émis peut être souscrit par le public et ne sera donc pas récupérable à travers la politique de rachat précédemment citée. Pour briser cette boucle d’effet boule de neige de l’endettement.
Lors du remboursement à l’échéance des bons, un report est effectué, et le Trésor fournit des créances étatiques en contrepartie. Cette approche permet de rééchelonner la dette sans pomper de liquidité sur le marché monétaire ou bancaire. Elle favorise également le financement de l’infrastructure et libère l’épargne bancaire pour l’investissement. C’est un volet économique important qui allège le fardeau de la trésorerie de l’État et encourage le développement à long terme.
Cette approche est-elle réalisable et s’inscrit-elle dans le cadre des échanges de titres ?
Je ne sais pas si d’autres pays ont mis en œuvre une expérience similaire avec le même raisonnement et les mêmes objectifs mais c’est réalisable. Actuellement, le projet de loi est entre les mains de l’ARP (Assemblée des représentants du peuple), et les discussions entre les blocs parlementaires sont en cours pour affiner la formulation juridique.
J’avais aussi proposé au ministère des finances ce projet de loi en leur assurant de ma disponibilité pour en discuter. Je l’avais fait deux semaines avant l’approbation par l’ARP des 7 milliards de financement direct. J’avais expliqué que le projet de loi permettrait à l’Etat de réduire considérablement ses besoins en endettement. J’avais aussi sollicité des services concernés des chiffres pour parfaire le projet de loi mais on n’a pas encore répondu à ma demande. Aujourd’hui, le projet est à l’ARP et j’espère qu’il aboutira au plus tôt pour le bien de notre pays et la relance de notre économie.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali