“Les meilleures stratégies sont des visions pas des plans” atteste Henry Mintzberg, universitaire et chercheur canadien qui a beaucoup écrit sur le pouvoir de la planification stratégique.
Dans l’histoire des nations, pour les décideurs politiques et les décideurs publics, la vision du monde et la manière de le voir et de l’apprécier représentent un moteur majeur pour le choix des orientations politiques et socioéconomiques ainsi que la mise en place des stratégies à entreprendre.
La vision stratégique est un processus social qui évolue à travers différentes étapes, et les dirigeants « visionnaires » sont ces bâtisseurs et innovateurs qui transforment significativement leur réalité vers le mieux !
Est-ce le cas pour la Tunisie de 2024 ? Le Conseil tunisien des Relations internationales, lors de ses récentes journées de réflexion sur le positionnement stratégique de la Tunisie, a évoqué les quatre grands axes que tout Etat soucieux d’assurer un avenir meilleur pour le peuple doit bien étudier pour faire les meilleurs choix et adopter les meilleures politiques :
- la géopolitique,
- l’Energie,
- l’eau,
- le climat,
- la sécurité et
- la géoéconomie.
Qu’est ce qui a changé dans le monde depuis 2020 ? Afif Chelbi, ancien ministre de l’Industrie et ancien président du Conseil des analyses économiques répond : “L’ordre géostratégique international a connu des bouleversements importants, conséquences du Covid, de la guerre en Ukraine et du génocide perpétré par Israël à Gaza. Pour ce dernier drame, Il est encore trop tôt pour faire des évaluations précises sur ses répercussions économiques. L’évolution du prix du baril, principal indicateur, est sujet à plusieurs scénarios selon la durée et l’étendue des hostilités. En revanche, les conséquences du Covid et de la guerre en Ukraine ont été largement analysées”.
L’ordre géostratégique international a connu des bouleversements importants, conséquences du Covid, de la guerre en Ukraine et du génocide perpétré par Israël à Gaza.
Parmi ces conséquences, Afif Chelbi cite le retour des mesures protectionnistes, dont des actions ciblées pour la réindustrialisation de l’Europe et des États-Unis, l’élargissement des BRICS aussi qui annoncerait de profonds changements au niveau géoéconomique, même si la posture de la grande puissance économique qu’est devenue l’Inde est assez hésitante dans le sens où ses relations avec l’URSS semblent tendues et son allégeance envers les USA est de plus en plus affirmée.
Qu’en est-il de la Tunisie alors que nous vivons un redéploiement spatial des activités de centaines d’entreprises qui cherchent les sites où la main-d’œuvre coûte le moins cher et où aussi bien les compétences technologiques que les coûts de l’énergie sont à la portée ?
Tout d’abord, explique Afif Chelbi, les nouveaux partenariats économiques avec de grandes puissances telles que celles du BRICS, dont on parle comme s’il s’agissait de changer un siège d’une place à une autre, ne pourront pas se faire du jour au lendemain.
Le monde entier redécouvre la centralité de l’industrie, rappelle Afif Chelbi alors qu’en Tunisie, depuis 2011, la désindustrialisation est devenue le vécu de l’économie nationale
Il faut plutôt suivre de prés l’orientation prise par le premier partenaire de la Tunisie, conseille l’ex-ministre : “L’Europe, décidée à renforcer sa souveraineté technologique par la relocalisation d’une partie de sa production industrielle, qui concerne de près la Tunisie. Ces relocations se feront, bien sûr, d’abord en Europe mais également dans son aire de proximité. En effet, le Covid et la guerre en Ukraine ont entraîné une profonde transformation des chaines de valeur mondiales. L’exemple de l’industrie automobile, peut en être une parfaite illustration. En 2021, il a suffi qu’une perturbation de la production des semi-conducteurs intervienne à Taiwan pour que le marché automobile, à peine rétabli des effets de la crise du Covid, plonge à nouveau. D’où les actions fortes de protectionnisme et d’investissement prises dans ce domaine”.
Le monde entier redécouvre la centralité de l’industrie, rappelle Afif Chelbi alors qu’en Tunisie, depuis 2011, la désindustrialisation est devenue le vécu de l’économie nationale :
“En 13 ans, nous avons perdu le tier de notre part du marché de l’UE passée de 0,6 % en 2010 à 0,4 % en 2023. C’est l’une des illustrations du processus de désindustrialisation observé durant cette période. Si l’on se projetait à l’horizon 2030, une des conditions clés pour atteindre un taux de croissance de 3% est que nos exportations de biens et services atteignent 120 Milliards de Dinars (à taux de change constant) contre 72 Milliards de Dinars en 2023. Augmenter notre part du marché européen de 0,4 % en 2023 à 0,7 % en 2030 permettrait d’atteindre cet objectif”.
les décideurs politiques sont-ils conscients de la dégradation de la situation du secteur industriel ou font-ils les autruches ?
La désindustrialisation n’est pas une question technique mais elle est éminemment politique ! Sans industrie nous ne pourrons pas redresser notre commerce extérieur, accélérer la croissance et créer des emplois qualifiés, relève Afif Chelbi, mais la question que nous devons, nous, poser est : les décideurs politiques sont-ils conscients de la dégradation de la situation du secteur industriel ou font-ils les autruches ?
« Pour les tenants de la géoéconomie les Etats retrouvent un rôle équivalent à celui de stratège dans la guerre : la victoire est sanctionnée par des gains de parts de marché et la défaite par la délocalisation, la faillite, le chômage, la fuite massive des compétences et des montagnes de dettes » répond Ezzeddine Saidane, expert-consultat en Finances.
La Tunisie n’arrive pas à se repositionner en tant que site industriel privilégié et n’arrive plus à séduire les IDE
A ce jour, la seule guerre menée par l’Etat tunisien est contre la corruption ! Une corruption qui change de camps, qu’on n’arrive pas à éradiquer et au nom de laquelle, les mandats de dépôts sont devenus aussi faciles à émettre qu’un ticket de bus ou de train.
Mais quel effet sur l’économie ? Quel impact sur le climat d’affaires et l’investissement ?
La Tunisie, rappelle Afif Chelbi, est à une heure d’avion du plus grand marché du monde, le marché européen qui représente plus de 70 % de ses exportations, suivi du marché africain, Maghreb inclus, avec près de 10 %.
La Tunisie n’arrive pas à se repositionner en tant que site industriel privilégié et n’arrive plus à séduire les IDE. Les investissements étrangers qui n’ont pas dépassé les 2.385,5 millions de dinars en 2023 alors qu’ils étaient de 2.479,1 millions de dinars en 2019 et de 2.742,1 millions de dinars en 2018.
la Tunisie regorge de milliers de chefs d’entreprises et les centaines de milliers de cadres et d’employés qui ont une compétence reconnue par les marchés internationaux
IDE qui, s’il y avait de véritables politiques et stratégies de développement, si le climat d’affaires n’était pas terni par des discours populistes limités exprimant l’immensité de l’ignorance des impératifs économiques, auraient pu faire de la Tunisie un site privilégié parce que, développe Afif Chelbi, la Tunisie regorge de milliers de chefs d’entreprises et les centaines de milliers de cadres et d’employés qui ont une compétence reconnue par les marchés internationaux, pourrait offrir le lieu idéal, après les pays de l’Est, pour la relocalisation des entreprises et des exportations: “Si 10 % des exportations chinoises vers l’UE étaient relocalisées, cela représenterait 55 Milliards d’euros par an soit près du double des exportations industrielles du Maghreb vers l’UE”.
Mais y a-t-il un œil pour voir, une oreille pour entendre et un cerveau pour réfléchir ?