“Les élites tunisiennes sont maladivement narcissiques et se complaisent dans leurs tours d’ivoire. Leurs écrits n’ont aucun rapport avec le peuple qu’ils ne connaissent pas. En revanche, elles n’hésitent pas à traiter celui qui descend dans la rue et qui fait du terrain de populiste”. La publication est de Sami Jallouli, juriste et politologue tunisien établi en Suisse.
Il ne croyait pas si bien dire ! Sans vouloir généraliser, nous ne pouvons pas ne pas nous poser des questions sur le rôle joué par les élites depuis le 14 janvier et ce, qu’il s’agisse des élites économiques, universitaires ou culturelles.
En fait que connait l’intelligentsia tunisienne du peuple ? S’est-elle jamais intéressée à ce qu’il veut réellement ? A ses rêves à lui ? Ses attentes ? Ses ambitions ?
Sans prétendre disposer de données scientifiques qui pourraient donner réponses à ces questions, il est plus qu’évident qu’à ce jour, un des plus grands problèmes qui existent en Tunisie est cette rupture communicationnelle presque totale entre le peuple et ses élites intellectuelles.
“Les élites tunisiennes sont maladivement narcissiques et se complaisent dans leurs tours d’ivoire.” – Sami Jallouli, juriste et politologue tunisien
Des élites qui évoluent à huis clos, entre amis, familles ou milieux universitaires. Au centre de leurs discussions, il peut y avoir des débats houleux sur la démocratie, l’avenir du pays, la justice sociale, la liberté d’expression mais le peuple ne les entend pas. Ce qui a fait de Bourguiba le leader qu’il était, est le contact direct avec les Tunisiens de toutes les régions et toutes classes confondues.
Aujourd’hui, le peuple ne comprend pas les discours de ses élites qui, elles mêmes, ne comprennent pas pourquoi, il ne les comprend pas ! Au cœur de cette incompréhension, il y a beaucoup de malentendus et des priorités qui ne sont pas les mêmes.
Les Tunisiens, dans leur grande majorité, sont des “khobzistes” bons vivants. Ils veulent vivre bien, ambitionnent les meilleures études pour leur progéniture, veulent jouir d’un minimum de confort consistant en un logement décent, une voiture familiale, des vacances, avoir la sécurité, et bénéficier de services de santé convenables.
Le marketing politique depuis les années 2011, auquel ils n’étaient pas habitués ne leur a même pas laissé le temps de saisir l’importance de la démocratie pour protéger leur dignité, affermir la cohésion et la justice sociale, favoriser le développement économique et garantir la stabilité et le bien-être de la société.
“Sans prétendre disposer de données scientifiques qui pourraient donner réponses à ces questions, il est plus qu’évident qu’à ce jour, un des plus grands problèmes qui existent en Tunisie est cette rupture communicationnelle presque totale entre le peuple et ses élites intellectuelles.”
En 2011, les Tunisiens qui ont cru avoir fait une révolution, sont sortis dans la rue scandant ce slogan : “Travail, liberté, dignité”. Si le mot travail signifiait pour eux lutter pour une Tunisie où personne ne mourrait de faim, les termes liberté et dignité revêtaient des sens différents selon les niveaux intellectuels et les appartenances socioprofessionnelles des uns et des autres.
Ce sont des concepts subjectifs auxquels chacun, partant de son vécu, de son savoir et de ses expériences donne un sens. Pour l’aristocratie intellectuelle tunisienne, celle de naissance ou celle de richesse, liberté et dignité, riment avec le droit de fait de participer à la gestion des affaires de la cité. C’est ce que nous pouvons appeler la légitimité du “sang bleu” (sic). Parmi eux (elles) il y a les maitres à penser qui font et refont le monde en se référant à ce qu’ils considèrent comme important pour eux. Ils sont très réseautés, omniprésents dans l’État et agissent la plupart du temps dans la plus grande discrétion.
Ils estiment que parce que “bien nés” (resic), plus instruits, ils ont le droit de conduire le changement oubliant en passant que les crises politiques majeures qui ont secoué le pays depuis les années 70 ne tournaient pas autour de la participation au pouvoir mais étaient axées sur des revendications sociales. Oubliant aussi que si on veut conduire un changement, il faut convaincre le peuple. En ignorant les desideratas du peuple, ils ont ouvert grandes les portes du populisme dans son expression la plus méprisable.
En Tunisie, il y a aussi les élites universitaires, anciennes et nouvelles qui préfèrent éviter s’engager dans des batailles “perdues d’avance” parce que comme le dit un dicton tunisien “parler avec ceux qui ne vous comprennent vous font perdre temps et vie” (klamek m3a illi ma yifhmikchi, ynakkis mil A3mar).
“Le rôle de l’intelligentsia ne se limite pas à l’observation passive. Au contraire, il s’agit d’une force active qui agit sur la réalité sociale pour la transformer.”
Nous pouvons comprendre leur posture consistant à se préserver de la médiocrité ambiante mais lorsque nous les voyons publier des communiqués et protester avec véhémence contre ce qu’ils considèrent comme un dépassement de la loi, ce qui peut être parfaitement justifié et ne réagissent pas avec autant d’enthousiasme face à la mise à sac du pays et la destruction de ses institutions, nous ne pouvons que déplorer cette inertie ? Indifférence ? Injustifiée et injustifiable.
Pourquoi n’y a-t-il que les Mezri Haddad, Youssef Seddik, Abdelaziz Kacem et Hamadi Ben Jaballah à oser braver les résistances, politiques ou populaires, critiquant et interpellant décideurs politiques et peuple, les incitant à un nécessaire changement salvateur pour la Tunisie ?
Pourquoi les brillants esprits de la Tunisie, vexés parce qu’on les traite de faux penseurs ou de faux experts, ou frileux à l’idée qu’on puisse les accuser d’un quelconque méfait se replient derrières les lignes plus sécurisantes du mutisme et de l’indifférence sans imposer leur vision et sans défendre leurs idées laissant les incompétents régner en maitres ?
Dans de nombreux pays, l’intelligentsia a joué un rôle essentiel dans le processus de construction nationale. En Tunisie, après l’indépendance, ceux, formés à l’étranger, sont revenus et ont puisé dans la culture et les spécificités réelles de leur pays pour contribuer à la création d’une nation.
Le rôle de l’intelligentsia ne se limite pas à l’observation passive. Au contraire, il s’agit d’une force active qui agit sur la réalité sociale pour la transformer. Cette action se manifeste par des interactions, des dialogues et des échanges.
C’est une synergie entre éducateurs et éduqués, pour créer une nouvelle réalité. L’intelligentsia joue un rôle crucial dans la construction d’une société éclairée, engagée et progressiste. Elle est le moteur du changement et de l’évolution vers un avenir meilleur.
C’est un rôle qu’elle ne pourra jamais assurer si elle se conduit comme une secte cultivant sa supériorité et méprisant le peuple.