Parmi les chantiers qui attendent le nouveau ministre des affaires sociales, Kamel Madouri, figure, en principe, la relance du Conseil national du dialogue social, structure consultative créée en vertu des dispositions de la loi du 24 juillet 2017. Cette structure, qui ne s’est jamais officiellement réunie, a fait l’objet depuis sa mise en place, d’une grande polémique en raison de sa composition. Et pour cause.

Le ministère des affaires sociales de l’époque avait pris le risque d’attribuer le monopole de la représentation syndicale aux trois organisations traditionnelles (UGTT, UTICA UTAP). En témoigne la composition de ce Conseil. En dépit du nombre important de représentants au sein du conseil (105), le ministère des affaires sociales a limité la représentation à 35 membres représentant le gouvernement, 35 l’UGTT, 30 l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) et 5 pour l’Union tunisienne de l’agriculture de la pêche (Utap).

Il a exclu de cette composition les représentants de syndicats légalement constitués depuis 2011. Il s’agit, entre autres, de la Confédération générale du travail de Tunisie (CGTT), le Syndicat national des agriculteurs (Synagri) et la Confédération tunisienne des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect). Selon les experts, cette composition favorise une logique de représentation restrictive et exclusive, au détriment de la logique de la représentation proportionnelle et inclusive.

La composition du Conseil national pour le dialogue social est anticonstitutionnelle

Depuis, les syndicats lésés, crient au scandale. Ils estiment qu’avec cette composition, le ministère des Affaires sociales perpétue la pensée unique d’antan et leurs corollaires, le monopole syndical et la discrimination à l’égard des autres organisations syndicales.

Mieux, ils considèrent que cette composition contredit ouvertement les dispositions de la loi du 24 juillet 2017 portant création du Conseil national du dialogue social, plus particulièrement, l’article 8 qui fait prévaloir expressément la logique du pluralisme syndical dans la composition de l’assemblée générale du Conseil.

Cet article stipule que cette assemblée se compose «d’un nombre égal de représentants du gouvernement, de représentants des organisations les plus représentatives des travailleurs et de représentants des organisations les plus représentatives des employeurs dans les secteurs agricole et non agricole», ce qui renvoie logiquement et juridiquement à l’existence d’une pluralité d’organisations les plus représentatives.

Pis, cette composition, notent les syndicats exclus,  contredit les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) ratifiées par la Tunisie, s’agissant notamment de celles relatives aux libertés syndicales, la Convention (n°87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical et la Convention (n°98) sur le droit d’organisation et de négociation collective.

Le tribunal administratif se range en faveur du pluralisme syndical

Pour faire prévaloir leurs droits à une juste représentativité au sein du Conseil national du dialogue social, les syndicats exclus ont recouru au tribunal administratif. La CGTT, sous la houlette de son secrétaire général, Habib Guiza a été la plus dynamique à ce sujet. Ce syndicat a mené une véritable guérilla juridique contre le ministère des affaires sociales. Ses efforts ont été récompensés par deux jugements prononcés en sa faveur par le tribunal administratif.

Le premier a été prononcé, le 5 février 2019. En vertu de ce verdict qui reconnaît le pluralisme syndical en Tunisie, tous les syndicats libres et indépendants, légalement constitués, ont désormais le droit à la participation aux négociations sociales, au dialogue social à tous les niveaux sur la base de la représentativité proportionnelle et non restrictive.

Le second a été prononcé, au mois d’avril 2024.  Ce verdict abroge la disposition de la structure syndicale « la plus représentative » contenue dans le chapitre 2 de la loi qui régit le Conseil national pour le dialogue social et annule l’arrêté gouvernemental relatif au contrôle des membres de ce Conseil. Plus simplement, le verdict consacre de manière claire le principe d’égalité et de pluralisme syndical et le respect de normes objectives en matière de représentation des organisations syndicales sans exclusion.

Morale de l’histoire : la CGTT , tout comme les autres syndicats légalement constitués (CONECT et autres) peuvent, désormais, siéger, légalement,  au Conseil national pour le dialogue social lequel est pour mémoire une structure consultative.

Le moment est le moment pour refonder le syndicalisme tunisien

En dépit de ces jugements favorables aux syndicats exclus, rien ne garantit que la situation va changer, et ce, pour une simple raison. Les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays ont rarement appliqué les jugements du tribunal administratif.

Pourtant, la conjoncture syndicale est plus que jamais propice pour mettre à profit ces verdicts afin de migrer du monopole syndical qui a duré plus de 68 ans vers le pluralisme syndical lequel est plus adapté au contexte mondialisé actuel.

Nous pensons que cette réforme est possible en cette période où les trois « organisations nationales » (UGTT, UTICA, UTAP) sont confrontées à un déficit criant de légitimité et de crédibilité.

L’UGTT n’est plus crédible à cause de la manipulation de l’article 20 de son statut pour renouveler son exécutif, ce qui a engendré des divisions internes et affaibli sa capacité de négociation vis-à-vis du pouvoir politique.

L’UTICA, quant à elle, n’a toujours pas organisé son congrès, entraînant des démissions au sein du bureau exécutif et des critiques de ses branches syndicales.

Quant à l’UTAP, elle traîne encore les séquelles de son alignement sur le parti d’obédience islamiste Ennahdha dont la plupart des dirigeants sont actuellement en prison.

Cela pour dire in fine que le moment est propice pour refonder, sur de nouvelles bases, le syndicalisme en Tunisie.