Alain Rémond, chroniqueur et auteur, disait en 2002 : ”Les chiffres : à force de les additionner, de les soustraire, de les multiplier et de les diviser, on peut leur faire dire absolument n’importe quoi.” C’est peut-être le cas s’agissant des performances économiques chiffrées que l’on annonce régulièrement sur les sites officiels de nos institutions. Dernier chiffre en date :  à fin juin 2024, il y a un excédent de plus d’un milliard de dinars dans le budget de l’État. Cet excédent révèle-t-il un rebond économique conséquent, ou plutôt une lecture des chiffres qui embellit une réalité économique assez fragile et même négative ?

Nous sommes peut-être dans les vrais chiffres mais la réalité économique de la Tunisie est autre car embellie à souhait pour rassurer, conforter ou réconforter ceux et celles qui pensent avoir fait les bons choix mais jusqu’à quand ?

Ce qui nous amène à une autre citation : “Qu’est-ce que la vérité ? Il y a la tienne, la mienne et celle de tous les autres. Toute vérité n’est que la vérité de celui qui l’a dite. Il y a autant de vérités que d’individus.” Dixit Eric-Emmanuel Schmitt, dramaturge franco-belge.

Voyons les tableaux publiés par le ministère des Finances sur l’exécution du budget et essayons de savoir si les chiffres émis reflètent de réelles réalisations et performances économiques.

Les résultats provisoires de l’exécution du budget de l’État au 30 juin 2024, font état d’un excédent budgétaire de 1 milliard de dinars. Une manne financière dont, si c’est réellement le cas, nous pouvons profiter car en économie un excédent budgétaire se produit lorsque les recettes d’un gouvernement dépassent ses dépenses, indiquant une gestion financière efficace. Ce qui peut stimuler la croissance économique en permettant des investissements dans des projets d’infrastructure, d’éducation ou de recherche et développement.

“Les chiffres : à force de les additionner, de les soustraire, de les multiplier et de les diviser, on peut leur faire dire absolument n’importe quoi.” (Alain Rémond)

Mais la réalité est que l’excédent budgétaire annoncé n’est pas le fait d’une compression des finances publiques ou de recettes fiscales dépassant les prévisions ou encore de nouveaux investissements importants qui ont renfloué les caisses de l’État. Il s’agit plus d’un système comptable “accommodant”, il faut le reconnaître, qui consiste à ne constater les dépenses que lors du décaissement effectif, ce qui fausse tout le processus. Or à la moitié de l’année, l’État n’a pas couvert 50% de ses dépenses ce qui explique l’excédent budgétaire.

Aucune des rubriques n’a enregistré une dépense égale à 50 %, sauf s’agissant du remboursement des emprunts soumis à des échéanciers à respecter impérativement. Maintenant, si nous prenons l’exemple les dépenses de rémunération, seulement 47,4% ont été réalisées à fin juin 2024, pour celles de fonctionnement -c’est-à-dire le carburant, l’électricité, l’eau, les produits d’entretien et toutes les dépenses courantes de l’appareil de l’État- nous trouvons 31,5%.

Lecture ? L’État ne paye éventuellement pas ses fournisseurs : la Steg, la Sonede, Tunisie télécom, la SNDP et ainsi de suite, ce qui explique en partie, les difficultés financières, de certains établissements publics.

“L’excédent budgétaire annoncé n’est pas le fait d’une compression des finances publiques, mais plutôt d’un système comptable ‘accommodant’.”

Le gouvernement n’honore pas, non plus, ses engagements s’agissant des dépenses d’intervention, qu’il s’agisse des subventions relatives au carburant (STIR) à l’Office des Céréales ou celui du Commerce.  La couverture des dépenses en question n’a pas dépassé les 25,7% alors que nous sommes à 6 mois de l’année. Si l’État tunisien avait adopté un système comptable d’engagement, les chiffres auraient traduit un grand déficit budgétaire qui dépasserait de loin le milliard excédentaire.

Les dépenses d’investissement, réduites elles-mêmes, au minimum depuis des années, n’ont pas dépassé les 34,8 %.

Donc les charges budgétaires n’ont pas été réduites car elles ont augmenté cette année de 8,2% soi 22 235,1 milliards de dinars, elles n’ont pas non plus été toutes couvertes à la fin du dernier semestre.

Les dettes en héritage !

Les recettes réparties en grande partie entre fiscales et emprunt en l’absence de croissance, ne sont pas celles ambitionnées.

A fin juin, avec l’amnistie fiscale, qui prend fin, on a récolté tout juste 20 870,1 milliards de dinars soit 47,3%. Pour la deuxième moitié de l’année, sans amnistie et avec les difficultés que traversent des milliers d’entreprises, l’objectif des 44,5 milliards de dinars sera-t-il atteint ?

Pourquoi sommes-nous dans cette confusion entre la vérité des chiffres et la réalité économique ? Parce que, explique un expert : “On base nos prévisions sur de fausses hypothèses dès le départ. Aujourd’hui, dans notre pays, on s’assoie autour d’une table, on décide des dépenses de rémunération, de gestion et d’intervention avec pour principal axe la paix sociale et ensuite nous nous disons, il faut, par tous les moyens, trouver les ressources pour couvrir les dépenses. Or pour réaliser les recettes correspondantes, il faut une vision globale qui dit : hors recettes fiscales et emprunts, que nous faut-il ? Il faut optimiser la production du phosphate, booster les exportations, encourager les investissements et la productivité et ne pas baser nos prévisions sur des hypothèses aléatoires et démesurées. La récolte des céréales n’est pas garantie, les cours du pétrole non plus. Il faut baser nos hypothèses sur ce que nous pouvons contrôler”.

“L’État n’honore pas ses engagements s’agissant des dépenses d’intervention.”

On a tablé sur une récolte de 15 millions de quintaux de céréales, nous sommes à 6,5 millions de quintaux, pareil pour les recettes fiscales en dessous des prévisions. Les seuls secteurs à avoir augmenté les ressources de l’État sont l’huile d’olive vendue plus cher parce que la récolte de l’Espagne a été maigre, le revenu travail qui n’a pas beaucoup augmenté et le tourisme.

Il y a aussi les emprunts, l’État a contracté 12,263 milliards de dinars à des taux d’intérêt élevé et sur des périodes plus ou moins courtes et a remboursé 8 301,2 milliards de dinars au 30 juin.

C’est dire que les prochains gouvernements auront les dettes en héritage avec un encours de la dette publique de l’ordre de 79,8% soit prés de 127 milliards de dinars de dettes. Il est aussi curieux d’entendre certains officiels prétendre que la Tunisie a réglé toutes ses dettes alors qu’elle est tout simplement en train d’honorer l’échéancier annuel de remboursements des prêts en question c’est-à-dire des montants devenus exigibles durant l’année.

Que faire ?

Il faut que le moteur investissement rouillé redémarre loin des affirmations confondant intentions d’investissements avec investissements réels.

Kamel Madouri, Chef du gouvernement en place aujourd’hui l’a compris et depuis sa prise de fonction, il a fréquemment parlé de la nécessité d’encourager les investisseurs, de leur faciliter la tâche et de les accompagner.

Mais cela ne suffira pas. Car si, à ce jour, certaines politiques s’en sont prises, à juste titre, aux cartels et aux syndicats à l’origine de la fuite de milliers d’entreprises de la Tunisie depuis 2011, le climat d’affaires doit être obligatoirement amélioré et la confiance entre opérateurs privés et État tunisien restaurée.

“Aucun investisseur digne de ce nom ne se hasardera dans un pays où il est considéré comme ‘un voleur’.”

Aucun investisseur digne de ce nom ne se hasardera dans un pays où il est considéré comme “un voleur, suceur de sang, corrompu, malfaisant” et ainsi de suite. Aucun opérateur privé ne prendra le risque d’investir des millions de $ ou de dinars s’il n’est pas sûr qu’il évolue dans un État de droit et l’ambiance qui règne aujourd’hui, en Tunisie, disons-le, est une ambiance de peur tant ceux emprisonnés pour des délits financiers même mineurs sont devenus nombreux ! Et qu’on ne nous oppose pas l’argument, qui ne fait rien ne risque rien ! La peur est communicante !

Pour relancer l’investissement, Kamel Madouri aura aussi à assainir une administration publique “infectée” par les habitudes encouragées depuis 2011 et basées sur la partisanerie, le népotisme et les allégeances. Le secteur public a besoin d’un grand coup de pied dans la fourmilière. Il a aussi besoin que les plus compétents occupent les postes qu’ils méritent et que les cerveaux qui fuient un pays en peine s’y projettent de nouveau. Et puis il y a le grand chantier de l’économie informelle prégnante, nuisible aux finances publiques et qui se substitue de plus en plus à l’économie formelle car les agents de fisc ne s’attaquent qu’aux patentés !

De grands chantiers attendent Kamel Madouri que tout le monde dit compétent. Aura-t-il un pouvoir décisionnel ? Sera-t-il- maintenu au poste assez longtemps pour engager les réformes et remettre l’économie nationale sur les rails ?

Les prochaines semaines, les prochains mois nous le diront !

Amel Belhadj Ali