Environ 2,6 % des biens exportés dans le monde sont des textiles/vêtements, le secteur des textiles figure donc parmi les vingt plus importantes industries d’exportation du monde. En 2022, le chiffre d’affaires mondial du marché de l’habillement a atteint 1.530 milliers de milliards de dollars.* En 2023, il a perdu 3,5% de sa valeur par rapport à 2022.

La Tunisie a pour sa part exporté pour 2,8 billions euros en 2022 et 2,95 billions euros en 2023

Quel est l’état de santé de l’industrie textile dans notre pays ? Comment expliquer le recul du secteur en 2023 ? Réponses de Haithem Bouajila, président de la FTTH dans un entretien en deux actes

Haithem Bouajila
Haithem Bouajila – FTTH

Qu’est ce qui explique le recul du textile depuis 2023 et même au cours de cette année 2024 ?

En fait, c’est la conjoncture. Le recul du textile en cette première moitié de l’année, de janvier au 30 juin, est dû majoritairement et principalement à la conjoncture mondiale. La situation géopolitique compliquée entre la Russie et l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient, et le recul des économies occidentales européennes, qui sont nos clients principaux, ont globalement entraîné une baisse de la consommation due aux guerres et au contexte géopolitique.

Cela est également dû à la baisse du pouvoir d’achat du citoyen européen en général et à une crise profonde en France et en Allemagne, qui sont le moteur de l’Europe, ainsi qu’à la flambée post-COVID. Il y a donc un recul à cause de la course à la consommation de l’année 2022 et de la première moitié de l’année 2023.

“La conjoncture économique mondiale a un impact direct sur le secteur textile tunisien.”

En fin de compte, à la suite du COVID, nous nous sommes rapidement relevés et en 2021, nous sommes vite retournés aux chiffres de 2019. En 2022, nous avons fait +22%, en 2023 +6%, et cette année, nous sommes à -7 ou -8%. Mais je pense que d’ici la fin de l’année, nous allons récupérer la moitié de la baisse et être à -3 ou -4%.

Il ne faut toutefois pas s’alarmer, il arrive qu’une année soit mauvaise, où nous faisons un chiffre d’affaires de -7, -8, ou -9% à cause de difficultés conjoncturelles. Il y a des segments qui souffrent plus que d’autres.

La guerre entre l’Ukraine et la Russie ou encore celle livrée par Israël à Gaza et la position tunisienne ont-elles impacté nos exportations ?

Absolument pas. Même s’il y a eu quelques cas isolés de départ, ce ne sont pas les raisons principales du recul du secteur. Il y a des produits de textile qui n’ont pas été comptés dans les chiffres à cause d’un problème de nomenclature chez l’API. Le textile technique pour l’automobile et pour l’aéronautique n’est pas considéré comme faisant partie de l’industrie textile mais plutôt de l’industrie mécanique. Pourtant, c’est du textile et, qui plus est, est en pleine croissance.

Quels sont les segments dans le textile qui ont été les plus touchés ?

Le denim, à titre d’exemple. Pour divers problèmes, il y a eu des stocks énormes en raison de la hausse de la consommation et la précipitation des trends à l’achat massif en 2022 et la première moitié de 2023 après la pandémie Covid+.

Depuis juin 2023, il y a eu des freins à l’achat de stocks supplémentaires et les entreprises commencent à retrouver un juste équilibre. Nous attendons un mieux en 2025, s’agissant des stocks élevés dans le denim et d’autres segments de l’habillement.

Les brands ont rationalisé leurs achats en 2023 et 2024 afin de reprendre un niveau normal d’inventaire et de stocks ce qui leur a permis de gérer mieux leurs trésoreries et leurs stocks. La situation post covid+ de 2022 n’était pas une situation normale. Il y a eu une forte demande à laquelle les entreprises n’arrivaient pas à répondre et des difficultés à l’absorber ce qui est tout à fait normal.

“Le développement du textile technique représente une opportunité pour la Tunisie.”

Si vous êtes dans le secteur automobile ou dans la technologie avec une capacité de production d’un million de pièces et que vous recevez une demande d’1,3 million de pièces, il ne sera pas aisé pour vous d’augmenter la production de 30% surtout dans un secteur de nature volatile comme le textile.

Un secteur qui dépend des saisons, des marques, du positionnement sur le marché. Chaque entreprise doit savoir lire le marché, comprendre ce qui s’y passe, évaluer sa situation, les risques et les opportunités, pour savoir où investir et où s’investir.

En fait, la période COVID n’a pas eu que de mauvais effets, elle a offert de nouvelles opportunités et de nouvelles perspectives aux « textiliens ». Comment les opérateurs ont réagi à cette nouvelle ère ?

Nous avons développé les produits du paramédical. Le textile orienté établissements sanitaires et textile pour le « workwear » technique, les hôpitaux et les équipements de protection.

La production de ces produits a-t-elle reculé après le COVID ?

Les produits spécifiques à la pandémie ont reculé. Mais le COVID-19 a encouragé les opérateurs à se tourner davantage vers le textile technique, notamment le médical et le paramédical, où le marché est porteur pour les prochaines années.

Le chiffre d’affaires mondial augmentera considérablement dans les cinq à six prochaines années dans tout ce qui est textile technique à usage médical et paramédical.

En Tunisie, le textile technique pour l’aéronautique, l’automobile et le bâtiment représente une opportunité importante. Le coût de production est raisonnable, et notre proximité avec l’Europe permet aux usines opérant dans ce créneau d’adopter le mode de production à flux tendus pour fournir le secteur automobile en Europe. Cette proximité réduit également l’empreinte carbone par rapport à d’autres pays. De plus, il y a l’habileté et l’agilité des ressources humaines tunisiennes qui sont extraordinaires.

“La pénurie de main-d’œuvre qualifiée est un défi majeur pour le secteur.”

La capacité de se reconvertir et d’apprendre facilement de nouveaux métiers donne des avantages en termes de flexibilité que d’autres n’ont pas. Nous restons toujours un petit pays, tant du point de vue démographique que de la capacité de production.

Nos concurrents sont les pays d’Asie du Sud-Est avec des centaines de millions, voire des milliards d’investissements. Mais dans tout cela, nous devons tirer notre épingle du jeu, savoir où investir, comment investir, à quel moment le faire, et comment développer davantage les capacités et les compétences de nos ressources humaines, de nos ingénieurs, de nos opératrices et opérateurs.

Cela permettrait de produire des articles à plus forte valeur ajoutée, donnerait aux entreprises la possibilité d’avoir du cash pour investir et bien vivre, mettre en place des conditions de travail et un standing respectable et avantageux pour l’ensemble des ressources humaines travaillant dans l’usine et donner la possibilité aux employés d’avoir de meilleurs salaires pour vivre dignement.

Concernant les segments en difficultés, quelles ont été les conséquences ?

Dans le denim, le fast fashion et le bas de gamme, il y a eu beaucoup de fermetures de marques importantes. C’est le reflet de ce qui se passe en Europe où pas un jour ne se passe sans l’annonce de la faillite d’une usine ou encore de mise en chômage technique des employés. Une centaine de brand ont disparu ainsi que des ruptures de contrats subites et brutales.

Des marques ont aussi développé de nouveaux produits et ont intégré les nouvelles technologies, c’est le cas dans l’usine que vous dirigez. Qu’en est-il du développement de la chaine de valeur dans votre secteur ?

Notre secteur vit de grandes mutations et nous, en tant qu’opérateurs, nous les accompagnons. Pour faire de grandes réalisations, il suffit d’avoir l’esprit entrepreneurial.

Chaque réalité, chaque contexte impose à l’entreprise, au groupement de nouvelles stratégies et visions pour le développement de son business. Prendre en compte le contexte qu’il s’agisse de partenaires ou de brands est capital dans notre activité pour se positionner comme il se doit sur le marché. Il y a des segments où nous pouvons exceller comme ceux du luxe, à forte valeur ajoutée.

“Le cadre réglementaire doit être adapté pour favoriser l’investissement dans le textile.”

Toutes les usines dotées d’un taux d’intégration important tirent leur épingle du jeu. Elles peuvent avoir une offre qui se distingue en termes de complémentarité et de diversification de produits.

En Tunisie, il y a le sportswear technique et de performance, le workwear technique de performance et les uniformes spécifiques. Le terme « Uniformes » parait être simple mais quand on fabrique des uniformes pour les armées des pays développés ou destinées aux centrales nucléaires ou à des laboratoires spécifiques, il faut savoir que c’est la preuve d’un grand savoir-faire qui touche diverses composantes : la qualité du tissu, la conception, la réalisation, et aussi la confiance du client en la technicité de nos usines.

Certains faisant allusion à loi 72 vous accusent d’être aux ordres des donneurs d’ordre. Quel est le plus apporté par la Tunisie dont l’industrie est vieille de plus de 50 ans au monde de la mode ? La Turquie qui s’est inspirée du modèle tunisien est aujourd’hui très en avance assurant dans la chaine de valeur depuis le tissage jusqu’à la mode ? Pourquoi n’avons-nous pas développé l’industrie de la mode en Tunisie ?

Il est vrai que nous avons un historique plus important que la Turquie dans ce secteur. Notre héritage est plus ancien que celui de la Turquie. Notre industrie de confection était beaucoup plus développée et celle de l’habillement en général.

Mais après, il y a d’abord le poids démographique, la Turquie c’est 80 millions de personnes donc doté d’un marché local important. Il y a la proximité avec l’Allemagne, les relations avec la Russie, c’est un pays qui évolue au cœur du continent européen. Aussi pour industrialiser un secteur et aider sa croissance et le booster, il faut qu’il y ait un fort engagement et un partenariat public/privé des plus solides.

La Turquie a mis en place une politique de renforcement et de subvention dans l’industrie textile. Les pouvoirs publics ont positionné l’industrie textile en tant que pilier stratégique de l’économie Turque, il y a de cela près 25 ans. Ils ont mis le paquet en stimulant les industriels, ils ont appuyé l’export avec de grands privilèges, ils ont subventionné l’investissement et facilité le cadre juridique et réglementaire qui régit la création de l’entreprise et la vie de l’entreprise.

Invoquer l’exiguïté du marché tunisien rime à quoi ? Avons-nous besoin d’un grand marché pour développer une industrie de prêt-à-porter ou une industrie de mode alors que nous sommes dans un monde globalisé ?

C’est très simple. Il y a aujourd’hui un problème de main d’œuvre ou je préfère dire de ressources humaines. Nous avons des usines qui ne trouvent pas d’employés pour des raisons d’ordre culturel ou démographique pas financier, je précise, parce que s’agissant du pécuniaire, nous payons deux fois le smig au minimum.

Nous le disons et redisons. En Tunisie, le smig n’existe plus pour ceux qui pensent que nous payons mal mais c’est la rareté de la main d’œuvre qui inquiète, alors si vous voulez ouvrir une grande usine de 2.000, 3.000 ou 4.000 personnes c’est un grand problème. Rien de comparable avec la Turquie où les usines emploient des milliers de personnes.

“La Tunisie doit miser sur la qualité et l’innovation pour se différencier de ses concurrents.”

Donc vous voyez, nous souffrons d’un problème réel de pénurie de la main d’œuvre. Vous savez la première chose à laquelle vous allez penser lorsque vous comptez investir dans un secteur est la disponibilité de la main-d’œuvre qualifiée.

S’agissant de la formation, toutes les entreprises aujourd’hui qui se respectent sont dotées de leurs propres centres pour former les employés et améliorer leurs aptitudes.

Quels sont les plus grandes entraves au développement du secteur du textile en Tunisie ?

Le cadre réglementaire et Juridique. Si vous décidez d’ouvrir une usine de textile, de mécanique ou autre, vous êtes confronté à une batterie de paperasses et ça ne date pas d’aujourd’hui, d’où le drame. On fait tout pour appliquer une loi qui date de décennies en arrière alors que le monde avance à une manière vertigineuse.

Les textes de loi sont obsolètes et nous n’arrêtons pas de dire, redire et répéter que ce sont des lois qui bloquent. Nos cadres réglementaires ne portent pas en eux la philosophie de l’accompagnement de l’entreprise, de l’industrie pour une économie plus performante qui fait de la croissance, qui crée de la richesse et de l’emploi pour que nos jeunes et les prochaines générations se projettent dans un pays riche qui donne de l’espoir et pousse vers le haut.

L’État Turc que vous avez cité plus haut a efficacement encouragé l’investissement dans le textile habillement et a accordé de grandes incitations aux exportateurs en mettant en place des cadres réglementaires fluides et souples. Savez-vous que les subventions de l’Etat turc aux exportateurs ne sont pas remboursées ? L’exportateur reçoit l’aide de l’Etat dans un délai maximum de trois mois et peut bénéficier d’une subvention à l’investissement.

Les aides de lancement sont remboursées par l’industriel à l’Etat turc ?

Du tout. Ce sont les incitations à fond perdu ainsi que des facilitations pour les financements.

Ce n’est pas le cas en Tunisie ?

Chez nous, trouver des financements est, pour ne pas dire impossible, très difficile et coûte très cher et ce n’est pas nouveau. Depuis 30 ans que je suis dans le business, je sais que les taux d’intérêts appliqués en Tunisie, pour les financements des investissements, sont hyper élevés par rapport au Benchmark international. Nous espérons un meilleur climat d’affaires la facilitation du cadre réglementaire pour la création des entreprises.

Qu’est ce qui bloque exactement au niveau du cadre réglementaire ?

Je vous donne un exemple : le certificat de prévention de la protection civile et le cahier des charges à l’environnement en Tunisie sont de loin plus complexe que ceux des Turcs, des Français ou des Italiens. Dans ces pays, on prend soins de la mise en œuvre et de l’avancement dans la réalisation d’un projet, en Tunisie on s’ingénie à rendre difficile l’ouverture d’un projet en usant de toutes sortes de blocages à travers un arsenal réglementaire à peine imaginable.

Et malgré des lois coercitives, l’application et le contrôle principalement en matière environnementale, ne suivent pas. Vous trouvez une entreprise qui respecte les normes, qui recycle l’eau et qui produit son énergie propre et de l’autre côté, il y a l’eau et l’oued polluée à cause des déchets qui viennent d’autres usines qui déversent des saletés dans les oueds ou dans l’eau de mer. Cet état des choses me stupéfie ! Où sont les contrôleurs de l’environnement ?

Je ne souhaite ni ne veut qu’on ferme ces usines qui existent depuis des années et emploient des milliers de personnes, ce que je veux, ce que j’attends est que l’Etat accompagne leur évolution vers des modèles de production soucieux du respect de l’environnement.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali