Rares sont les fois où on voit un Jamel Ksibi (président de la fédération du BTP), inquiet. Le monsieur a toujours envisagé la vie avec optimisme affichant une confiance inébranlable dans des lendemains meilleurs. La fuite des compétences, pourtant, l’inquiète grandement et à juste titre. Nous assistons à un pillage en règle de ressources essentielles pour le développement économique du pays, à savoir le capital humain. Mais le secteur du BTP, ne souffre pas que de la perte des personnels qualifiés. Il souffre d’une législation désuète et des retards d’exécution de projets publics d’envergure. 

Le point dans l’entretien ci-après :

Un sondage d’opinion publié il y a quelques jours par l’INS sur l’état d’esprit des industriels et leurs intentions d’investissement mets en avant deux secteurs où les intentions d’investir ont reculé, le textile et le BTP. Dites-nous ce qu’il en est.

Le secteur du BTP (bâtiment et travaux publics) est fortement dépendant des investissements publics. Lorsque ces investissements sont en baisse, cela a un impact direct sur l’activité du secteur.

Les investissements publics permettent de financer des projets d’infrastructure tels que les routes, les ponts, les écoles, et les hôpitaux. Lorsque ces investissements sont réduits ou retardés, cela entraîne un ralentissement de l’activité dans le secteur.

Les investissements privés dans l’immobilier et la construction d’usines ne peuvent aucunement compenser le manque d’investissements publics. Il existe des obstacles à la réalisation des projets, même lorsque les fonds sont disponibles.

“La fuite des compétences est un véritable pillage de nos ressources humaines.”

Souvent, les crédits ne sont pas entièrement consommés en raison de divers blocages administratifs ou de la lenteur des processus décisionnels. Il y a des tentatives et des efforts clairs de la part du Comité de l’accélération des projets, ce qui est certain c’est qu’on a compris où sont les problèmes, comment il faut travailler mais maintenant il faut passer à la vitesse supérieure et réaliser, un pays qui ne réalise pas est un pays qui n’avance pas.

Quels sont les projets dont les lignes de financement sont encore valables ?

Je pense et c’est une estimation que je fais par rapport à 2020/2021, je crois qu’on a signé autant que ce qu’on a consommé, donc on est toujours autour de 5 milliards d’euros.

Donc plus de 15 milliards de dinars qui sont bloqués ?

Plutôt qui ne sont pas débloqués avec la vitesse nécessaire et ceci veut dire que les projets n’avancent pas, donc le citoyen ne profite pas de ces projets. Cela veut aussi dire que l’Etat supportera un coût supplémentaire à cause de ces retards et en prime celui de la perte d’emploi.

Quels risques de la cherté des matériaux de construction sur votre secteur ?

Encore faut-il qu’il y ait une dynamique positive dans le secteur pour parler de la cherté des matériaux.  Il y a deux indicateurs clé : la consommation de ciment en Tunisie est passée de neuf millions de tonnes à cinq millions de tonnes par an. Cette baisse peut être liée à une réduction des grands projets de construction et à des défis économiques.

“Les investissements publics sont le moteur de l’économie, mais ils sont bloqués.”

S’agissant de l’acier, il est clair que la consommation suit les grands projets. L’acier est essentiel pour les infrastructures et les constructions majeures. Les prix du ciment et de l’acier ont effectivement baissé après la flambée causée par la guerre en Ukraine. Ils sont maintenant stabilisés, bien que des fluctuations peuvent encore se produire en fonction des conditions du marché international.

Vous avez mentionné plusieurs défis dans la gestion des projets, quels sont-ils ?

L’administration tunisienne n’est pas optimisée pour gérer les grands projets, souvent en raison d’un manque de compétences et de départs de personnel qualifié. Les bureaux d’études privés sont souvent plus efficaces, mais ils travaillent davantage à l’étranger, ce qui contribue à une fuite de compétences pas seulement inquiétante mais effrayante pour l’avenir du pays.

La Tunisie n’arrive plus à retenir les compétences nécessaires pour les grands projets et ce sont les autres pays qui en profitent. Pire, ils viennent chez nous pour les débaucher. Les professionnels qualifiés préfèrent souvent travailler à l’étranger où les conditions sont meilleures. Vous savez au 20ème siècle, on occupait les autres pays pour spolier leurs richesses minières, au 21ème siècle, on n’a pas besoin de soldat pour déposséder un pays de sa matière grise plus importante que toutes les autres richesses.

Que proposez vous pour pallier cet état de fait ?

Commencer par externaliser la Gestion : il faut confier la gestion des grands projets à des bureaux spécialisés avec des règles claires et des systèmes de bonus-malus pour encourager la performance.

J’espère à ce propos que nous avons encore des bureaux d’étude ici pour assurer ce rôle. Il faut aussi savoir anticiper pour mieux gérer les imprévus et les préalables des projets et réaliser des études de qualité pour garantir le succès et le contrôle des coûts des projets et enfin mettre en place un suivi rigoureux pour garantir la qualité et le respect des délais.

La bonne étude, parce que là c’est la clé de la réussite du projet, et la clé du coût dans l’étude du rapport qualité coût d’un projet, mais là aussi il y a énormément de problèmes.

“Le logement est un droit fondamental, il faut tout mettre en œuvre pour y accéder.”

Il s’agit d’un savoir-faire que la Tunisie est en train de perdre, un savoir-faire que les grands pays s’arrachent. Dans les pays du Golfe, en Europe, dans tous les pays qui veulent performer ce sont les bureaux d’études qui gèrent les grands projets. Des bureaux sur lesquels les Etats s’adossent en toute sécurité.

En Tunisie, le bon exemple est le ministère de l’Equipement qui pourrait s’améliorer en adoptant le principe du bonus mallus, si un bureau d’étude est performant, il a un bonus, s’il est défaillant, il est pénalisé et c’est le mallus.

Quels sont les grands projets en attente en Tunisie ?

Il y a tous les projets de l’eau : les barrages et toute la chaîne qui suit, les conduits, les stations de dessalement et ainsi de suite.

La gestion de l’eau est cruciale, et surtout les infrastructures associées. Accélérer ces projets pourrait aider à mieux gérer les ressources en eau et à répondre aux besoins croissants des citoyens.

Les retards dans les projets de transport peuvent produire des répercussions importantes sur l’économie et la qualité de vie.  Une meilleure planification et une exécution plus rapide sont essentielles.

Il y a aussi des projets en suspend dans l’urbanisme, des projets structurants qui devraient être réalisés en PPP pour mieux avancer.  La production de logements, en particulier les logements sociaux, nécessite une politique publique cohérente.

La collaboration entre le ministère de l’équipement et d’autres entités est indispensable pour répondre aux besoins de la population. Il faut mettre en place une vraie politique publique que ce soit pour les logements sociaux ou les autres.  Le Tunisien ne peut plus acheter un logement.

La baisse du pouvoir d’achat et les coûts élevés des terrains, du financement, de la construction et de la fiscalité rendent l’achat de logements difficile pour nos concitoyens.

Des mesures pour réduire ces coûts et améliorer le pouvoir d’achat sont nécessaires.

 Qu’attendez vous de la loi des Finances 2025 ?

Il faut un changement de mentalité. Le logement est un facteur de paix sociale et un secteur d’espérance, il faut détaxer ce secteur comme le font tous les pays riches ou pauvres. Il est évident qu’exonérer le premier logement des taxes peut encourager l’accès à la propriété et offrir une stabilité sociale.

Il faut mettre à contribution les fonds existants : Le FOPROLOS (Fonds de Promotion du Logement pour les Salariés) pourrait être utilisé pour subventionner les taux d’intérêt, rendant les prêts immobiliers plus accessibles.

“La formation professionnelle est la clé pour assurer l’avenir de notre pays.”

Il y a aussi, l’offre de terrains : les municipalités et les gouvernorats peuvent continuer à aménager des terrains pour la construction de logements, comme l’a fait l’AFH (Agence Foncière d’Habitation).

S’agissant de la maîtrise des coûts, pour contrôler les coûts de construction, il est essentiel de surveiller l’inflation et améliorer la productivité dans le secteur du bâtiment. Cela pourrait inclure l’utilisation de nouvelles technologies et méthodes de construction plus efficaces. Encourager une conception innovante et durable des logements peut également aider à réduire les coûts à long terme et à créer des habitats plus adaptés aux besoins des résidents.

Ne devrions-nous pas encourager les opérateurs nationaux dans le secteur de l’immobilier ?

Exactement ! Malheureusement, nous sommes en train de perdre notre capacité de production, notre savoir faire et nos experts sollicités par de nombreux pays, au Maghreb et en Afrique.

Le secteur du BTP souffre-t-il encore de problèmes de paiement ?  

Pour les BTP, maintenant la situation est meilleure qu’avant pourvu que ça continue et que ça s’améliore. Il faut arriver à une situation où il n’y a plus de retard de paiement, et les solutions existent.

Lorsqu’on produit de la richesse, l’Etat peut contracter des crédits auprès de la BCT sans aucun risque d’inflation. Nous en avons discuté avec M. le Gouverneur de la Banque Centrale et fort heureusement, il s’est montré prédisposé. Il y a eu, comme vous le savez, un précédent du temps de l’ancien gouverneur et M. Nouri était présent lorsque la décision de débloquer des fonds pour couvrir les dettes de l’Etat envers notre secteur a été prise.

“La Tunisie doit agir vite pour ne pas perdre sa souveraineté économique.”

Maintenant, il faut passer à la vitesse supérieure, parce que nous avons perdu beaucoup de notre tissu entreprenariat. Les retards de paiement, la pandémie de COVID-19 et la hausse des prix ont gravement affecté les entreprises.

Il est essentiel de mettre en place des mesures pour revitaliser ce secteur. La révision exceptionnelle par décret n’a pas vu le jour 3 ans après. Cette révision est une mesure nécessaire, mais sa mise en application semble compliquée. Simplifier ce processus pourrait aider à stabiliser les prix et soutenir les entreprises. Ailleurs, même dans des pays qui souffrent de difficultés et de guerres, cette même mesure a été appliquée dans les 2 à 3 mois qui ont suivi la prise de décision, c’est ainsi qu’ils ont sauvé et leurs projets et leur économie et les emplois !

Que faut-il faire simplement, maintenant pour sauver le secteur ?

Je suis un peu optimiste avec l’orientation prise par l’Etat pour l’accélération des projets mais il faut l’institutionnaliser. Il est essentiel que les projets soient gérés par des bureaux d’études tunisiens sous le contrôle de l’administration. Cela permettrait de renforcer les capacités locales et d’assurer une meilleure appropriation des projets par les Tunisiens.

Il y a aussi un problème de taille que nous devons confronter : la formation professionnelle et la rétention des compétences. Il faut exiger des pays européens qu’ils contribuent à la formation et à l’encadrement des compétences tunisiennes pourrait être une solution.

Cela garantirait que la Tunisie bénéficie également de cette coopération, en formant plus de professionnels qualifiés dont une partie orientée vers le marché intérieur. L’Europe qui profite de nos ressources humaines doit s’impliquer efficacement dans leur formation, s’il n’y a pas une coopération d’égal à égal, notre pays va vivre ce qui a été vécu en Afrique s’agissant de l’absence des compétences.

Propos recueillis par Amel Belhadj Ali