Partir, est-ce la seule voie que nos jeunes doivent suivre ? Vivre ailleurs, est-ce toujours gratifiant ? Des réponses, des explications de Maher Ben Salem, PDG de Keejob, dans la deuxième partie de l’entretien.

 La Tunisie perd aujourd’hui un avantage compétitif important avec une force de travail qui ne maîtrise pas les langues et des RH qualifiées qui partent, le système scolaire et universitaire ne sont pas réellement dans une logique de performances linguistiques. Quel est le point de vue des recruteurs ?

Du fait de mon expérience avec les recruteurs avec qui je collabore depuis plus de 10 ans (parfois il s’agit de petites entreprises), près de 80 % de notre tissu économique est constitué de PME.

Les recruteurs reçoivent environ 70 CV pour chaque annonce publiée. Cependant, lorsqu’ils examinent ces CV ou appellent les candidats, ils constatent souvent un manque flagrant de maîtrise linguistique.

Environ 70 % des candidats inscrits dans notre base ont un niveau A2 en langues (selon les tests que nous avons administrés). Lors de notre salon, nous prévoyons un espace d’évaluation où les candidats pourront passer des tests de langue sur place. Parfois, ils se sentent gênés ou hésitants à cause de leur niveau faible. Pourtant, il existe des paliers bien établis dans l’apprentissage des langues (A1, A2, B1, B2, etc.).

Le niveau B2 est souvent considéré comme le cachet employabilité, car il permet une communication efficace et une adaptation au monde professionnel. En somme, il est crucial de sensibiliser davantage les candidats à l’importance de la maîtrise des langues pour réussir sur le marché du travail.

Quels sont les principaux axes de cette 4ème édition du Salon ?

Investir dans la maîtrise des langues, en particulier atteindre le niveau B2, est un bon moyen d’améliorer l’employabilité des jeunes diplômés et des chômeurs et nous comptons en faire le plaidoyer tout au long du Salon.

Encourager la formation linguistique en offrant des primes plus attractives est une excellente initiative, cela pourrait être une solution pour la crise de l’emploi dans notre pays et c’est dans les cordes de l’Etat.

Le CIVP pourrait être un levier pour inciter les candidats à se former davantage et atteindre le niveau B2. Vous avez souligné à juste titre que notre système universitaire et scolaire ne forme pas toujours des individus maîtrisant les langues. Il est donc essentiel de combler ce retard en proposant des solutions concrètes.

Moi en tant qu’Etat j’encouragerais les diplômés à se former pour atteindre le niveau B2, je leur donnerais une prime plus intéressante et je mettrais un cadre réglementaire pour que dès qu’ils sont recrutés, ils me remboursent.

“Près de 80% de notre tissu économique est constitué de PME, et les recruteurs peinent à trouver des candidats maîtrisant les langues.” 

Nous avons déjà l’expérience avec le prêt étudiant.  L’immersion est un excellent moyen d’accélérer l’apprentissage linguistique, mais même sans immersion, des outils et des ressources peuvent faire une grande différence. Il y a des applications de langue abordables et disponibles à l’échelle nationale. C’est une excellente opportunité pour les étudiants et les demandeurs d’emploi.

Le Maroc investit également dans ce domaine, et nous pouvons certainement nous inspirer de leurs initiatives pour renforcer nos propres mécanismes. En fin de compte, la motivation et la sensibilisation sont essentielles. Si nous pouvons encourager davantage de personnes à atteindre le niveau B2, nous contribuerons à un avenir professionnel plus prometteur pour tous.

D’un autre côté, le ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi, à travers l’ANETI et l’ATCT est en train de favoriser l’immigration, c’est presque une stratégie nationale donc la maîtrise des langues est essentielle.

Ne pensez-vous pas qu’il y’a péril en la demeure ? Notre pays est en train de perdre un savoir faire dont il a lui-même besoin.

Il y a des métiers qui peuvent être ciblés par le ministère, il y a d’autres sous tensions. C’est-à-dire que la vision doit être dans l’intérêt du pays. Il n’est pas logique d’envoyer des soudeurs au Canada ou en Italie, alors qu’on en manque sur place.

Comment attirer des investisseurs dans un pays en perte de vitesse s’agissant de main d’œuvre qualifiée ? Il y a de bonnes perspectives dans les industries automobiles et les industries aéronautique qui ont un fort besoin en techniciens et en main-d’œuvre qualifiée. Il s’agit d’intérêt national et il faut tout d’abord satisfaire les besoins du marché local avant d’encourager l’immigration de la main d’œuvre qualifiée.

De fait nos grands groupes, nos PME et même l’Administration publique perdent compétences et main d’œuvre qualifié, des ingénieurs, et même des managers…

Donc il faut avoir une réflexion autour de ça, et il n’y a pas que le problème de la langue, il faut aussi ouvrir les portes aux jeunes pour une première expérience professionnelle.

Comment faire en sorte que ces jeunes aient cette première expérience ? Quels sont les mécanismes ? Comment un Etat doit raisonner ?  Il faut, à titre d’exemple, qu’un paramédical fasse au moins trois ans en Tunisie avant de lui permettre de partir.  Avant d’autoriser un soudeur qualifié, un ouvrier sous machine à partir, il faut préparer la relève. Il faut créer un système vertueux et donner à ces personnes sur le départ les raisons de rester en Tunisie.  Je ne peux pas être compétitif en termes de salaire ou de pouvoir d’achat sauf en rémunérant comme il se doit les compétences.

Au fait, il faut justement garantir le minimum parce qu’un tunisien qui vit bien ne part pas et il préfère rester en Tunisie, de tous temps, cela a été le cas qu’est ce qui a changé ?

Aujourd’hui, quand je discute avec ces jeunes qui partent, ils me disent, nous voulons vivre bien, pouvoir posséder une voiture, un logement. Et c’est tout à fait normal, nos jeunes deviennent impatients, Ils voient ce qui se passe ailleurs, ils ont accès à toutes les informations, à des objectifs même personnels chiffrés, vous allez gagner tant, vous aurez tant, vous économiserez tant, nos jeunes voient tout cela aujourd’hui.

Nous, ne le voyions pas, mais aujourd’hui il y a aussi fort heureusement des personnes qui refusent de quitter le pays. Un premier emploi est important, mais comment le créer avec l’interdiction de l’intérim, du travail saisonnier ?  Nous allons à contre sens dans la lutte contre le chômage.

“Le niveau B2 est souvent considéré comme le cachet employabilité, car il permet une communication efficace et une adaptation au monde professionnel.” 

Il faut que l’approche soit différente. Il y a des abus oui mais il faut punir ceux qui en sont coupables ! Pourquoi ne pas encourager le statut travail pour étudiant comme cela se passe dans le monde entier ? Un étudiant a le droit de travailler 20 heures par semaine, d’une manière légale avec une couverture sociale et une couverture maladie ce qui lui permet d’avoir une expérience professionnelle et des références qui lui permettront, une fois diplômé, de décrocher rapidement un travail.

Quand j’étais étudiant mon statut d’étudiant émigré, me permettait de bénéficier de tout cela, au Canada. Toutes les entreprises ont besoin d’étudiants stagiaires, dans la presse par exemple, dans l’archivage, tout le monde a besoin de ce qu’on appelle des petites mains, parce que cette personne aura dans son cv cet apprentissage, mais c’est une prés embauche.

En Tunisie, cela existe aussi, il y a ceux qui travaillent le soir et étudient le jour, le statut existe au fait.

Non le statut étudiant travailleur n’existe pas, il n’a pas le droit ou alors il doit présenter une attestation de stage. Légalement vous ne pouvez pas recruter un étudiant et si jamais vous lui donnez la CNSS, il n’aura plus droit au CIVP, alors que dans d’autres pays, vous avez une couverture sociale et votre matricule, que vous travaillez ou pas.

Personnellement, chaque année et chaque été j’ai recours à des étudiants, je les fais bosser sur l’archivage, la comptabilité, le back office, et je suis obligé de les payer de ma poche parce que je ne peux pas les déclarer, et si jamais il y a un contrôle, il est hors normes ou alors il faut que la personne ma fournisse la convention de stage et en plus rares sont les jeunes qui acceptent de suivre des stages gratuitement.

Aujourd’hui, par exemple l’alternance n’existe pas, alors qu’on a beaucoup travaillé avant sur le travail par alternance…

Oui mais ce que vous avez aujourd’hui sont les grandes sociétés d’informatique et développement. Elles traitent avec des universités privées comme Esprit ou des écoles informatiques. Elles recrutent et paient l’école.

Pendant cinq ans, ce jeune va étudier et travailler, cela existe dans le monde entier mais dans un cadre légal avec l’Etat qui encadre tout cela dans l’objectif de le protéger aussi. Donc l’entreprise qui opte pour ces contrats d’alternance, fournit le matricule à l’étudiant travailleur alternant et lui donne un salaire. Là, ce sont des initiatives de privé à privé, mais il y a des aberrations !

J’étais enseignant et on me rappelait souvent l’importance des heures de présence, mais un étudiant n’a pas besoin de faire ses heures de présence puisqu’il est en train de travailler dans une entreprise et d’étudier en même temps, et que c’est une bonne chose pour tout le monde…

C’est bénéfique pour l’étudiant qui découvre la réalité du monde du travail parallèlement à l’enseignement !

Le travail à mi-temps pour un étudiant ou le travail saisonnier, sont très utiles pour le CV. Ce que l’État devrait mettre en place, ce sont des mécanismes de garantie, de sécurité, d’assurance pour ces jeunes, on a toujours des jobs pour ce genre de profil.

Demain j’organise un évènement, j’ai besoin d’au moins une dizaine d’hôtesses, de trois agents de sécurité, de personnes qui orientent les visiteurs du Salon, dois-je les employer toute l’année ?  Comme moi, il y a d’autres entreprises qui organisent des évènements.

Il est essentiel de donner de l’espoir à ces candidats et de les aider à se former et à évoluer.

Quand il y a des évènements ponctuels on ne peut pas les faire travailleur pour une petite période et les laisser ensuite attendre sans rien faire. Nous sommes obligés de faire appel à des boîtes d’intérim ou des étudiants qui gagnent ainsi leur argent de poche. Quand j’étais en France, je travaillais comme serveur tous les Week ends.

Qu’attendez vous du salon, surtout que nous sommes en situation de crise ? Est-ce que vous estimez que ce salon va quand même inciter quelques entreprises à donner plus d’espoir et de possibles embauches aux jeunes ?

Nous allons offrir aux participants des tests d’évaluation gratuites, certains auront des formations de langues gratuites. Comme toujours nous mettrons en relation recruteurs et visiteurs, donc il y aura forcément des personnes qui seront embauchées.

Nous estimons à 1000/1200 recrutés dans les mois qui suivront l’organisation du Salon. Pendant deux journées il y aura beaucoup de formations, séminaires, de conférences qui vont permettre à des jeunes de découvrir le marché du travail et d’être plus optimistes quant à leurs capacités de s’y imposer.

Il y a des métiers qui recrutent en Tunisie. Le Retail est train de recruter, les Centres commerciaux aussi, il faut travailler dès qu’on a un diplôme en main, même si nous pensons que le travail est ingrat, il nous apprend toujours des choses, un premier job est important.

Partir, est ce une solution d’après vous ?

Aujourd’hui, quand je vois que 90 % des gens veulent partir, cela me peine profondément. Pourtant, la vie ailleurs n’est pas toujours idyllique, et s’imposer à l’international n’est pas un jeu. Les opportunités professionnelles ne sont pas toujours celles que l’on choisit, mais plutôt celles que les locaux rejettent.

Par exemple, dans le secteur de la restauration, la demande est sous tension, car les locaux ne veulent plus y travailler. En France, le besoin en main-d’œuvre touristique est si importante (400 000) que des recruteurs envisagent de recruter en Tunisie puisque les locaux n’en veulent pas.

Un premier emploi est un métier à part entière, et il ne faut pas baisser les bras.

Dans les urgences par exemple, les tâches ingrates seront assurées par le médecin ou l’infirmier émigré. Il est essentiel de donner de l’espoir à ces candidats et de les aider à se former et à évoluer. Même si l’émigration peut sembler attrayante, il est crucial de reconnaître que rester dans son propre pays et s’y performer peut-être bien meilleur. Le premier emploi est un métier à part entière, et il ne faut pas baisser les bras. Continuons à encourager ceux qui cherchent à bâtir leur avenir professionnel.

Entretien conduite par Amel Belhadj Ali

Bio de Maher Ben Salem

Maher Ben Salem est titulaire d’un lDEA de Finance à Paris 1 Sorbonne promotion 1994

Mon parcours professionnel a été dès le départ orienté vers l’entrepreneuriat. Il a lancé la 1ère société d’affichage publicitaire sur les taxis à Paris en 1997. De retour en Tunisie,  il a fondé  la Régie d’affichage publicitaire (réseau TCV, Carrefour, Sncft, Panneaux sur route) depuis 2004. Le Bureau d’étude en GéoMarketing et Cartographie ( Base de donnée de 120 000 signaux routier, Comptage routier par caméra et IA..).

Keejob et formations a été créée en 2009 (500 000CV, 35 000 entreprises, 150 000 postes d’emploi). Maher Ben Salem a également fondé le Bureau d’ingénierie bâtiments en off-shore (électricité et Fluides) depuis 2022.

Il est depuis  12 ans Enseignant vacataire (Culture entreprise, Création entreprise et Comptabilité des sociétés) aux Universités Paris 1, Paris 4 Sorbonne, FSEGT Tunis, Tunis dauphine.