Au regard du délabrement de l’immeuble qui abrite le siège social de la Direction générale de l’Aménagement du territoire, à la rue d’Angola à Tunis et de l’état piteux dans lequel se trouve le drapeau national hissé à son dernier étage, on n’a pas besoin d’un dessin pour comprendre le peu d’intérêt accordé par le gouvernement à l’activité de l’aménagement de l’espace en Tunisie.
Pourtant, cette activité, réduite à tort à l’urbanisme et à l’habitat, se distingue par sa transversalité et par l’ampleur de sa relation directe avec le développement global du pays. Et pour cause.
Elle permet de déterminer où l’on construira des villes et des usines, des routes et des rails, des ports et des aéroports, des barrages et des centrales électriques, des stations de dessalement; où l’on aménagera des terrains de loisirs; où seront offerts les services essentiels de la collectivité comme les hôpitaux, les écoles; où les cultures seront plus performantes et plus rentables (céréaliculture, oléiculture, viticulture…).
Trois réformes avec un goût d’inachevé
Historiquement parlant, l’aménagement du territoire en Tunisie a connu trois réformes, sanctionnées toutes les trois par quelques maigres résultats, pour ne pas dire par un échec cuisant en raison de la gestion autoritaire du territoire par l’administration centrale et la littoralisation des politiques de développement.
La première, mise en œuvre dans les années 60, a consisté à répartir le territoire du pays en six régions économiques autour d’unités industrielles industrialisantes: le pétrole au sud du pays, le phosphate et les industries chimiques à Gafsa, Gabès et Sfax, les industrie légères dans le Grand Tunis, Sfax et Nabeul, la sidérurgie et les construction navales à Bizerte, le bassin céréalier au nord-ouest, une papeterie à Kasserine pour valoriser l’alfa au centre-ouest.
“L’aménagement du territoire, réduit à tort à l’urbanisme et à l’habitat, se distingue par sa transversalité et par l’ampleur de sa relation directe avec le développement global du pays.”
Cette réforme dont le noble objectif était d’instaurer un certain équilibre régional a certes pu doter plusieurs régions d’un certain nombre d’équipements, mais par l’effet d’un déficit institutionnel (poids de la centralisation) et de mauvaise gouvernance, elle n’a pas réussi à faire émerger des territoires compétitifs.
La deuxième a été enclenchée en 1990, sous l’effet de la mondialisation et du Programme d’ajustement structurel (PAS), avec la promotion de la métropolisation des grandes villes du pays. Le but était de réussir l’intégration internationale de la Tunisie par le biais de la métropolisation.
Ben Ali, maître absolu à l’époque, voulait faire de Tunis, Sousse et Sfax de grandes métropoles pouvant rivaliser avec de grandes cités du Nord de la Méditerranée, comme Marseille en France et Barcelone en Espagne. C’est dans cet esprit qu’il avait engagé les mégaprojets touristico-immobiliers (La porte de la Méditerranée de Sama Dubai) et les technopoles de prestige.
“Les politiques d’aménagement menées depuis l’indépendance n’ont pas réussi à réduire les disparités spatiales.”
La troisième a été engagée en conséquence des émeutes qui ont eu lieu aux mois de décembre 2010 et janvier 2011. La découverte à la faveur de cette insurrection de l’ampleur du dual littoral-régions de l’intérieur et son corollaire, la fracture entre l’est et l’ouest a érigé les questions du découpage administratif et l’aménagement du territoire en enjeux de taille.
A cette époque un nouveau concept a émergé et a fait couler beaucoup d’encre. Il s’agit de la discrimination positive. Ce concept, inscrit dans la Constitution de 2014 au titre du pouvoir local, se fonde particulièrement sur un critère territorial dont le but vise à réduire les différences entre régions avancées et régions en retard.
La Constitution de 2022 a prévu plus de prérogatives pour le pouvoir local et régional. En vertu de l’article 81, un Conseil national des régions et des districts est créé. Ce Conseil, une seconde chambre qui vient consacrer le bicaméralisme du parlement tunisien, est constitué de députés élus des régions et des districts.
Le manque à gagner serait très important
En dépit du bienfondé de cette dernière réforme en gestation, les résultats demeurent maigres.
Morale de l’histoire : les politiques d’aménagement menées depuis l’indépendance, par des pouvoirs excessivement centralisés, bureaucratiques, autoritaires et, dans une certaine limite, régionalistes, n’ont pas réussi à réduire les disparités spatiales héritées de la colonisation et accentuées par l’ouverture à la mondialisation. Bien au contraire, elles ont entretenu la marginalité du local et du régional en dépit de la délégitimation de la centralisation au plan international.
“L’État tunisien doit accorder plus d’importance à l’aménagement du territoire pour un développement équilibré.”
D’après Samir Meddeb, universitaire et consultant international en matière et d’environnement et de développement durable “un aménagement du territoire non planifié ou spontané, généralement non concordant avec les spécificités des milieux fait certainement perdre à la communauté un manque à gagner considérable que malheureusement jusqu’à nos jours aucune étude ne s’est penché dessus pour l’évaluer et le calculer.
La connaissance de cette perte est aujourd’hui de grande utilité, elle permettra de mieux interpeler les politiques et les décideurs sur les méfaits de l’absence d’un aménagement du territoire au service du développement ».
La création d’une ANAT, un projet qui se défend bien
Pour y remédier et revaloriser ainsi l’activité de l’aménagement du territoire, l’administration a proposé sa propre recette. L’ancien ministre de l’équipement, de l’habitat et de l’aménagement du territoire, Mohamed Salah Arfaoui (2015-2018) avait déjà suggéré une solution.
Il s’agit, d’après lui, de regrouper toutes les structures concernées par l’aménagement du territoire (Direction générale de l’aménagement du territoire, Agence de protection du littoral, Agence de protection du patrimoine, Direction des forêts, parcs nationaux, zoning industriel, cartographie agricole…) dans une seule structure transversale et indépendante. Celle-ci serait dénommée, comme c’est le cas dans les pays développés, Agence nationale d’aménagement du territoire (ANAT).
L’ANAT aurait pour missions de promouvoir et de mettre en œuvre la politique du gouvernement en matière d’aménagement du territoire et de travaux géographiques et cartographiques. Elle serait chargée, également, d’apporter une réponse originale à la nécessité de mieux coordonner les politiques d’organisation et de développement territorial dans les espaces urbains et ruraux.
Elle aurait à transformer les contraintes en atouts en offrant notamment à tous les acteurs du territoire national un outil de mise en cohérence de leurs projets. A priori, le projet paraît défendable. De notre point de vue, il gagnerait à être dépoussiéré et valorisé dans le cadre de la continuité de l’Etat.
En attendant, pour le prestige de l’Etat, l’actuelle Direction Générale de l’aménagement du territoire a tout intérêt à arborer sur la façade de son siège un drapeau national décent.
Abou SARRA