Zied AyoubUn projet de loi qui a fait couler beaucoup d’encre entre partisans et opposants et qui a donné aux experts économiques, financiers, médias et politiques matière à discussions et débats houleux. Il s’agit du projet de loi appelant à impliquer la BCT dans la gestion des dettes contractées par l’Etat.

Les critiques les plus virulentes ont pointé du doigt l’article 25 du projet de loi, lequel représente, selon leurs auteurs, une véritable menace pour l’indépendance de la BCT.

Ce n’est pas l’avis de l’initiateur du projet de loi, l’universitaire et financier Zied Ayoub qui estime, que le projet de loi représente la solution idéale pour faire sortir de l’ornière de l’endettement un pays qui s’y enfonce de plus en plus.

Ci-après le point, en deux actes de Zied Ayoub qui s’attarde sur le pourquoi et le comment de la loi et de son application :

La dette publique tunisienne s’élève à plus de 80% du PIB, c’est énorme pour un pays qui n’arrive pas à réaliser de la croissance, vous estimez les solutions que vous apportez dans le projet de loi remettant en cause l’indépendance de la BCT valable pour réduire notre taux d’endettement ?

En 13 ans, la dette publique est passée, en pourcentage du PIB du simple au double (de 40% à 80%). Chaque année, nous dépensons plusieurs milliards de dinars pour le paiement des intérêts, que ce soit pour les banques locales ou les bailleurs de fonds étrangers. En 2024 nous aurons payé d’ici la fin de l’année 6,7 milliards de dinars, soit six mille sept cents millions de dinars d’intérêts. C’est exorbitant et cela correspond aux quatre points de croissance que tout le monde réclame.

Parallèlement, nous constatons une très forte perte de souveraineté. Chaque année, nous sommes obligés de quémander des prêts, souvent conditionnés, avec des exigences qui nous coûtent beaucoup plus cher que le taux d’intérêt lui-même.

“La dette publique tunisienne est un fardeau qui pèse sur l’économie et freine la croissance.”

Par exemple un prêt conditionné du FMI en 2013 avait poussé la banque centrale à modifier son système de change, en passant d’un régime “flexible dirigé” vers un système entièrement flexible.

Un autre prêt conditionné a poussé le parlement en 2016 à adopter la loi portant statut de la banque centrale. Ces deux grands changements (faits “en contreparties” de crédits à montants dérisoires du FMI ) ont abouti à la dégringolade du dinar qui a commencé légèrement en 2013 et s’est nettement accentuée en 2016. Pour ne citer qu’un seul exemple: Le coût de l’effet de la dépréciation du Dinar sur la dette, entre 2011 et 2022 a causé une perte de 37.600 Millions du dinars (sans compter les effets de cette dépréciation sur l’inflation, les dépenses relatives aux subventions, l’accroissement du budget de l’état.

Il faut également rappeler que chaque année, nous devons faire appel à une collecte de fonds pour rembourser les crédits contractés auparavant (le service de la dette pour l’année 2024 avoisine 25 milliards de dinars, soit près de14% du PIB). Le service de la dette de cette année et de l’année prochaine n’est que la résultante d’un cumul d’emprunts contractés entre 2011 et 2020. Nous avons donc un lourd fardeau à gérer et un héritage lourd à régler. Si nous parvenons à nous dispenser de ce remboursement de dette, le problème sera réglé.

Vous défendez toujours la thèse du financier pour résoudre l’économique mais il y en a qui disent qu’il faut sauver l’économique pour résoudre le financier. Votre proposition impose à la BCT le remboursement des dettes de l’Etat mais n’est-ce pas aussi payer pour les erreurs de politiques et stratégies économiques commises par les gouvernements successifs depuis 2011 ?

Il faut rappeler qu’actuellement, nous sommes en pleine époque d’hyper-financialisation des économies, où le volet financier prédomine sur l’économique. À mon avis, il est tout à fait erroné de vouloir régler un problème purement financier par des aspects purement économiques. Par exemple, si nous avons un taux d’intérêt de 5% par rapport au PIB à payer chaque année, la solution n’est pas de viser un taux de croissance de 6 à 7% pour après dépenser la majorité de cette croissance à payer les intérêts de la dette.

Les exemples de pays économiquement forts ayant connu une forte croissance économique mais rencontrant néanmoins des problèmes financiers pires que les nôtres sont nombreux. Cela inclut des pays en voie de développement comme certains pays d’Afrique subsaharienne, tels que le Kenya et le Ghana qui étaient cités en exemple auparavant mais qui rencontrent actuellement des difficultés financières. On peut également citer le Liban (même avant la guerre), l’Égypte et la Turquie.

La Turquie, par exemple, a une économie très performante et beaucoup plus forte que la nôtre, mais elle connaît malgré tout un désastre financier. Si le pays avait été bien géré financièrement, il ne serait pas dans une situation aussi tendue. Avec une bonne gestion financière, la Turquie aurait été sur la voie de la Corée du Sud.

Comme mentionné précédemment, il s’agit de dispenser l’État des remboursements annuels du service de la dette, d’alléger le poids de ce service, ce qui réduirait nos besoins en termes de crédit. Donc la BCT assume une partie du taux d’endettement de l’Etat ?

Il s’agit principalement pour la BCT de racheter les titres de créance de l’État, bons du trésor et emprunts nationaux. Elle les rachète et, du coup, l’État ne devient plus redevable aux tiers et aux banques, mais à la banque centrale. C’est en quelque sorte comme les sociétés de recouvrement. Une fois que la banque centrale est devenue le principal créancier du trésor public, elle va alléger le taux d’intérêt et le réduire à 1% uniquement.

Au moment du remboursement, elle émettra une nouvelle créance pour l’État à long terme. En remplaçant les anciens crédits par de nouveaux crédits, cela permettra à l’État de respirer. Ce qui est positif est que cela ne modifiera pas la masse monétaire, et n’aura donc pas d’effets sur l’inflation.

La banque centrale a une ligne de financement auprès des banques, donc les banques commerciales doivent à la banque centrale un certain montant qui a atteint, je pense, 13 milliards de dinars actuellement. Nous allons annuler la créance que la banque centrale a, vis-à-vis des banques, en échange d’une prise de possession des bons du trésor qui sont placés en garantie (collatéral) auprès de la banque centrale. C’est une opération qui se pratique sans mouvement de fonds, donc cela n’influera pas sur la masse monétaire.

“La crise de la dette tunisienne est multifactorielle et ne peut être résolue uniquement par une réforme de la BCT.”

Au fur et à mesure que les banques commerciales s’adressent à la banque centrale pour leurs besoins en liquidités (comme elles l’ont toujours fait), la banque centrale va injecter de la monnaie en toute indépendance et souveraineté et au rythme qu’elle aura choisi (comme elle le fait toujours, et comme le font toutes les banques centrales partout dans le monde).

La différence cette fois-ci, c’est qu’au lieu de demander un titre en collatéral, elle va inciter les banques à lui vendre les bons du trésor qu’elles ont. C’est-à-dire que c’est la banque centrale qui récupère les dettes de l’État en achetant les bons du trésor (open market) chez les banques.

C’est une opération à l’inverse de ce qui a été fait précédemment (à savoir : les banques finance l’état et se refinance auprès de la banque centrale), et cela se fera au rythme du marché et sous la gouvernance indépendante de la Banque centrale.

Une fois que les dettes sont rachetées au fur et à mesure de l’apport de liquidités que la banque centrale offre aux banques commerciales, chaque titre pris suivra le même cheminement qu’on vient d’expliquer auparavant : réduction du taux d’intérêt, report, remboursement. Cela va réorienter petit à petit l’épargne bancaire qui était orientée au trésor vers le financement de l’activité économique des entreprises tunisiennes, favorisant ainsi la relance économique.

Ce procédé n’aura pas d’impact sur la valeur des Bons de trésor ?

Tout d’abord, il faut préciser que les bons du trésor ne seront pas affectés. Les bons du trésor disponibles sur le marché continueront à être disponibles sur le marché secondaire, et rien ne changera par rapport aux bons du trésor détenus par le public. Le rééchelonnement se fera par l’émission de nouveaux crédits entre la banque centrale et le trésor public, uniquement entre ces deux-là. C’est bilatéral et non multilatéral.

Pour ce qui est des titres, ils continueront à être émis, donc il n’y aura aucune influence sur le marché. La masse monétaire ne sera pas modifiée dans le premier cas, et ne sera pas modifiée de manière exagérée pouvant aboutir à l’inflation dans le deuxième cas, puisque la banque centrale sera souveraine pour alimenter les banques chaque fois qu’elles auront un manque de liquidités. Donc, s’il y a un manque de liquidités exprimé par les banques, on ne peut pas parler d’inflation d’origine monétaire, c’est totalement aberrant.

Pour ce qui est de la valeur du dinar, cela ne va pas du tout l’affecter. Il n’y a aucune relation entre ces deux éléments. Bien au contraire, notre trésor public deviendra encore plus solvable et nous allons également diminuer la création monétaire dénuée de valeur ajoutée.

En effet, chaque emprunt national ou bon du trésor nouvellement émis, sera générateur de futurs intérêts additionnels, qui augmenteront la part du budget allouée à des investissements non créateurs de valeur ajoutée.

“Le modèle économique tunisien est à bout de souffle et nécessite une refonte en profondeur.”

S’il avait été adopté l’année dernière, le nouvel amendement aurait permis de réorienter une partie des 6,7 milliards de dinars alloués en 2024 au paiement des intérêts (qui sont une dépense inflationniste) vers des dépenses productives et désinflationniste comme l’infrastructure.

En des termes plus clairs tout souscripteur tunisien qui aurait souscrit à des bons du trésor l’année dernière, serait rémunéré 9% ou 10 % sans avoir fourni aucun service ni créé aucune valeur ajoutée. Il est donc clair que cette loi va même diminuer l’inflation à long terme.

Si c’est aussi avantageux pour l’Etat, pourquoi considère-t-on que cette loi va toucher à l’indépendance de la banque centrale ? En quoi pareille loi qui sert, comme vous dites l’économie, les équilibres financiers de l’État, les équilibres budgétaires etc. peut défier l’indépendance de la banque centrale?

Il faut faire une différence entre l’indépendance de la Banque centrale par rapport à l’État tunisien et ses besoins économiques, et l’indépendance de la Banque centrale dans l’émission monétaire par rapport au gouvernement et au budget. Ce sont deux choses totalement différentes.

Cette loi va mettre fin à l’indépendance de la Banque centrale vis-à-vis de l’État tunisien, instaurée par la loi de 2016, qui stipule que la Banque centrale doit juste réguler l’inflation. Elle va en revanche, maintenir l’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du gouvernement.

Mais aussi et je suppose que vous êtes d’accord avec moi, veiller sur les équilibres monétaires. La monnaie doit aussi traduire les politiques entreprises par l’État en matière de développement et de création de richesses ?

Accorder seulement à la banque centrale le rôle de réguler l’inflation est aberrant. La banque centrale doit aussi maintenir un taux de change convenable à l’économie tunisienne et aux objectifs fixés par la Tunisie. Elle doit également réduire le coût d’endettement du trésor public, car elle doit préserver l’intérêt du contribuable. La banque centrale est la banque du pays, pas seulement de l’Etat.

Il faut aussi rappeler que la loi de 2016 qui nous a été quasiment dictée par le FMI, nous interdit le rachat des titres de créances étatiques alors que depuis la crise de 2008 jusqu’à l’année 2018, quatre des plus grandes banques centrales du monde (Us Federal reserve, Bank Of England, Bank of Japan, European Central Bank) ont actionné un programme de rachat des créances étatiques, ce qui a multiplié par 8, le montant des créances que ces banques ont envers leurs propres États. Ce qui est autorisé pour ces banques centrales nous a été interdit !

L’objectif de maintien du taux de change, qui existait dans l’ancienne loi portant statut de la banque centrale, a aussi été éliminé. La banque centrale est l’institution la mieux habilitée à maintenir le taux de change du Dinar. Elle a aussi un très grand rôle concernant la contribution à la croissance économique.

Mais elle est le conseiller de l’état vous pensez qu’elle n’a pas joué ce rôle ?

Je pense qu’elle a contribué, parce qu’après tout c’est une banque tunisienne et les personnes qui y travaillent sont aussi soucieuses de l’économie tunisienne et de l’intérêt national. Mais on ne parle pas de ce qui a été fait, mais plutôt du cadre juridique qui ne met pas cela dans les objectifs de la banque centrale. Même avec toute la bonne volonté des cadres de la banque centrale pour faire cela, ils seront toujours limités par le cadre juridique.

Par exemple, il y avait des mesures dans les années 90, inhérentes à des politiques d’encadrement du crédit qui ne sont plus utilisées. Les crédits sur fonds spéciaux qui permettent d’accorder des lignes de financement à des taux très bas à des secteurs comme l’agriculture et l’industrie ne sont presque plus usités.

La banque centrale supervise l’activité de financement de l’économie et l’endettement des entreprises auprès des banques. Si on enlève cet aspect-là, on se prive d’un levier très important : le levier monétaire pour la croissance économique. En enlevant ce levier, on a condamné l’activité économique.

Notre problème est à 90% financier avant d’être purement économique.