Il y a une semaine, Sami Ayari, ingénieur expert en Data et organisation IT et président de l’Association Reconnect* ironisait dans un post publié sur LinkedIn sur une prétendue bonne nouvelle pour la communauté des ingénieurs tunisiens, en Tunisie et à travers le monde, ainsi que pour le secteur des entreprises et l’administration publique, entre autres. En guise de “bonne nouvelle” (sic), il parlait du Livre blanc sur la formation des ingénieurs attendu depuis un bail et pas encore publié sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur.
En essayant de nous informer auprès du ministère de l’Enseignement Supérieur, on nous a fait savoir qu’ils sont en train d’y mettre les dernières touches avant publication.
Sami Ayari a dénoncé dans son post l’approche marketing adoptée par le ministère : “Le plan de com. savamment élaboré pour éclairer l’opinion publique et la tournée à travers toute la Tunisie pour parler du livre blanc me rappellent étrangement la constitution de 2014. On a récité de belles paroles, on a fait de grandes annonces, mais in fine, qu’en reste-t-il ?”.
Il déplore l’exclusion des grandes compétences tunisiennes sises à l’international -à l’exception de l’ATUGE– et au fait de toutes les innovations en matière d’ingénierie, toutes catégories, disciplines et spécialités confondues, de la réflexion lors de l’élaboration de l’ouvrage : “Un comité de pilotage a été créé, ainsi qu’un organisme consultatif stratégique, chargé de formuler des propositions et regroupant des institutions publiques et privées ainsi que la société civile. Mais je m’interroge sur les critères de participation : faut-il appartenir à la même association qu’un directeur général du ministère, un directeur de cabinet ou un ministre ? Faut-il être originaire de la même région en Tunisie ? Faut-il résider en Tunisie ou faire partie d’une certaine diaspora aux ordres ? … On observe l’exclusion des meilleurs professeurs, en Tunisie comme à l’étranger, ainsi que des experts les plus compétents dans le domaine.
Pas un mot sur le Brain-drain des ingénieurs. On entend et on lit entre les lignes : « La mobilité est très importante pour la Tunisie », « Il n’y a pas de frontières », « Les Africains subsahariens formés en Tunisie peuvent compenser le manque d’ingénieurs », etc. Cela ne fait que confirmer ce que j’ai déjà écrit dans mes précédents posts : l’objectif caché semble être de former des ingénieurs Label Rouge ou EU Compliant pour l’Europe. Le mot «Tunisie» et l’avenir du pays sont timidement évoqués… Pendant ce temps, l’avenir de la Tunisie passe au second plan. Étrange, non ? Et quelle est la légitimité de ces personnes, au juste ?”.
Et Sami Ayari de conclure en s’adressant au président de la République : “Cette manière de procéder reflète-t-elle vraiment ce que vous répétez sans cesse sur la nécessité et l’obligation d’apporter de nouvelles idées, de nouvelles visions et de nouveaux visages, en Tunisie et à l’étranger, pour bâtir la nouvelle Tunisie ?”.
“Pourquoi fournir nos cerveaux aux pays dominants et nous rendre encore plus dépendants”
Hakim Ben Lagha, professionnel dans le secteur du pétrole et de l’énergie (Expert en hydrocarbures et énergie), a réagi au cri de cœur de Sami Ayari en parlant “d’impérialisme technologique”. Pour lui, l’enjeu est l’indépendance de la Tunisie. L’objectif ultime étant de se donner les moyens de sa souveraineté économique et sociale.
“Outre la polémique sur la légitimité de qui fait quoi, les discussions à propos du futur de l’ingénierie en Tunisie n’ont pas l’air de favoriser son indépendance technologique… On parle de la mobilité internationale vers le Nord et peu d’investissement pour l’entrepreneuriat national et le développement de notre tissu économique ou pas assez… Et c’est bien là que le bât blesse.
Tout cela pourquoi ? Pour booster notre compétitivité à fournir des cerveaux aux pays dominants et nous rendre encore plus dépendants d’eux une fois que notre pays sera vidé de notre substance intellectuelle ?
À quoi bon former nos futurs ingénieurs et cerveaux avec notre effort national et sûrement en partie avec l’argent des prêts internationaux qui plombent notre budget pour finalement les voir partir sans garantie de retour. Je ne suis pas contre les échanges et les expériences internationales, c’est comme estiment certaines personnes “enrichissant”, mais c’est enrichissant pour qui ?”
Et Hakim Ben Lagha d’arguer que former à l’excellence est important, mais il faut que cela permette au pays de gagner en souveraineté, en indépendance et en compétitivité : “Sinon nous risquons malheureusement de dépendre pour toujours de ceux qui nous font des prêts pour finalement former une jeunesse d’excellence qui fait défaut au Nord du fait d’une population vieillissante. Voilà le vrai débat ! Et cet argument de vases communicants entre l’Afrique subsaharienne et celle du Nord est caustique et cynique… Il démontre bien la limite du modèle de ce travail de 2 ans pour élaborer le livre blanc ? Regardez plutôt l’Éthiopie qui vivait la famine il y a 30 ans, le Rwanda qui a vécu une extermination il y a pas si longtemps ou l’Afrique de l’Est tout simplement.”
Cela fait des années que Sami Ayari à travers Reconnect bataille pour établir un pont servant au transfert de connaissances et de compétences tunisiennes de l’international au pays d’origine. Il organise régulièrement des manifestations sur les avancées technologiques dans le secteur financier ou encore sur l’intelligence via une autre association “Tunisian AI Society” parce que les élites sises dans des pays très avancés technologiquement peuvent partager leurs expertises, offrir des formations aux jeunes tunisiens, améliorer les compétences et renforcer les capacités des institutions tunisiennes.
Cela n’a pas l’air d’intéresser les décideurs publics en Tunisie qui devraient profiter de la main tendue des Tunisiens de l’étranger pour améliorer compétitivité et positionnement. Ce qui d’ailleurs est révoltant pour beaucoup : “On ne reconnait notre tunisianité que pour les revenus travail ou les votes lors des élections, mais ceux d’entre nous qui refusent de couper le cordon ombilical avec la Tunisie, qui veulent participer à sa reconstruction et œuvrer pour son progrès sont ignorés”.
La Tunisie produit chaque année plus de 7000 ingénieurs dont le regard de la grande majorité est orienté vers le Nord. Notre Etat réalise-t-il le coût économique des ingénieurs? Celui de leur formation et celui de leur “cession” à l’international ? Des ingénieurs qui malgré des formations considérés comme solides, maîtrisent les fondamentaux mais manquent de compétences de vie.
L’enseignement de l’ingénierie dans notre pays est-il toujours performant ? Répond-il aux défis de demain, a-t-il la capacité de projeter les élites et le pays dans un futur hautement technologique ? Quel est le rôle de l’État ?
Ces questions ont fait l’objet d’un webinaire organisé par “Reconnect” en présence de Mohamed Jemaiel, professeur en informatique à l’Ecole d’ingénieurs de Sfax, Fatma Mili Professeur à la Grand Valley State University dans le Michigan (États-Unis), Dr. Imed Zitouni, Expert en IA et Data Science, leader dans la Tech et directeur de l’Ingénierie à Google aux USA, Fahmi Bellallouna, Professeur en ingénierie spécialisé dans la réalité virtuelle et Mohamed Habibi professeur agrégé en génie mécanique, directeur de l’équipe de recherche en ingénierie mécanique à l’Université du Québec à Trois-Rivières (Canada).
Un débat passionnant sur l’ingénierie en Tunisie, ce qui est et ce qui doit être dont les grandes lignes seront publiées par WMC !
Dans l’attente, il n’est nullement question de remplacer nos ingénieurs “expédiés” vers le Nord, par d’autres venus de l’Afrique subsaharienne et formés en Tunisie comme l’a déclaré un intervenant, ingénieur de son état, sur les ondes d’une radio !
Amel Belhadj Ali
EN BREF
Fuite des cerveaux : la Tunisie face à un dilemme
📌 Un Livre blanc en attente : Le ministère de l’Enseignement supérieur tarde à publier le Livre blanc sur la formation des ingénieurs.📌 Exclusion des experts : Des compétences tunisiennes de la diaspora – hormis l’ATUGE – ont été écartées du projet.
📌 Un exode inquiétant : Chaque année, 7 000 ingénieurs sont formés en Tunisie, mais la majorité part à l’étranger.
📌 Une stratégie absente : “Former à l’excellence, mais pour qui ?” s’interrogent les experts, dénonçant un manque de vision industrielle et technologique nationale.
📌 Un modèle à repenser : “L’ingénierie tunisienne doit être un moteur de développement, pas un produit d’exportation.”